Héritage militaire et environnement : la gestion hétérogène des munitions dans les lacs suisses se perpétue

Quelques mois après avoir défendu publiquement ma thèse sur la gestion des dépôts de munitions dans les lacs suisses au prisme des risques environnementaux, de nouveaux éléments sont venus s’ajouter à ceux initialement traités. Plus spécifiquement, la survenance de deux évènements – l’un attendu, l’autre imprévisible, et indépendants l’un de l’autre – a renforcé l’une des spécificités suisses liées à cette thématique, résultat direct du fédéralisme, à savoir la gestion hétérogène des dépôts lacustres de munitions.

Cette singularité repose sur les deux catégories d’acteurs impliqués dans l’immersion lacustre des munitions, dont découlent aujourd’hui deux autorités compétentes distinctes pour gérer ces sites. Alors que plus de 90% de la quantité totale de munitions a été immergée par l’une des structures constitutives du Département militaire fédéral – (aujourd’hui le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) – moins de 10% provient d’immersions effectuées par des entreprises privées. Une gestion différenciée de ces dépôts en découle. L’autorité compétente pour gérer les dépôts effectués par les troupes de l’armée ou par certaines fabriques fédérales dans les lacs de Thoune, Brienz et des Quatre-cantons est le DDPS. A contrario, il s’agit des départements cantonaux en charge de la protection de l’environnement pour ceux effectués par des entreprises privées, comme dans le lac Léman et le lac de Zurich.

L’inventaire mené lors de multiples recherches a permis d’estimer qu’entre 9'316 et 8'466 tonnes de munitions ont été volontairement immergées, entre les années 1910 et 1960, dans les lacs suisses suivants : lac de Thoune, lac de Brienz, lac des Quatre-cantons, lac Léman, lac de Zurich, lac de Walenstadt et le Rotsee (Charrière, 2019). Sont exclues de cet inventaire toutes les munitions reposant au fond de lacs issues des champs de tirs de l’armée, comme par exemple celles reposant au fond du lac de Neuchâtel (Site web RTS, reportage "Dans la zone de tir de Forel, il n’y a pas un mètre carré sans munition", 12.12.2020).

Malgré l’absence d’harmonisation des autorités en charge de cette thématique, une même et unique solution s’applique à la très grande majorité des dépôts lacustres de munitions suisses, à savoir les laisser sur place. Cette solution est communément appelée solution du statu quo, dans la mesure où elle ne débouche sur aucune action technique spécifique. L’une de ses caractéristiques est de pouvoir être réversible, c’est-à-dire d’avoir la possibilité de revenir en arrière et de pouvoir prendre en considération le changement (Barthe, 2006). Par conséquent, les autorités possèdent le pouvoir de décider l’application ultérieure d’autres solutions, telles que le renflouage total ou partiel, si les conditions environnementales se modifiaient ou si d’autres intérêts devaient être pris en considération.

Le retour de la thématique des munitions immergées dans les lacs suisses sur l’espace public fédéral au printemps 2020 et cantonal – Genève – en automne 2019 a-t-il engendré une remise en question du statu quo ou a-t-il renforcé son assise ? Pour répondre à cette interrogation, il convient de préciser le contexte dans lequel ces récents développements sont intervenus, laissant se profiler une réponse circonstanciée entre les niveaux fédéral et cantonal.

Niveau fédéral : prolongation du statu quo et de la surveillance

Le nouvel élément à prendre en considération au niveau fédéral se rapporte à la publication en mai 2020 du rapport de surveillance des substances explosives et des métaux lourds en lien avec les munitions immergées dans les lacs de Thoune, Brienz et des Quatre-cantons, dépôts sous la compétence du DDPS (Schenker & Werthmüller, 2020). Les conclusions de cette étude rejoignent celles des précédents rapports (Schenker, Lancini & van Stuijvenberg, 2012 ; Schenker & Werthmüller, 2017), à savoir qu’aucun impact négatif des munitions immergées sur la qualité de l’eau n’est à observer. Toutefois, un monitorage de ces dépôts sera maintenu. Des analyses d’eau seront réalisées tous les cinq ans, contre dix pour les analyses de sédiments, avec pour objectif de réévaluer la situation en fonction des résultats obtenus (Site web DDPS, section "Monitorage des substances explosives en 2019 : aucun impact négatif des munitions sur l’eau des lacs", 12.12.2020).

Cette conclusion s’inscrit dans la stratégie mise en œuvre par le DDPS depuis les années 1990 et la découverte des dépôts d’armement dans les lacs suisses. Néanmoins, cette décision de mener une surveillance à un rythme régulier interpelle, notamment au regard de l’Ordonnance sur l’assainissement des sites pollués (Ordonnance sur les sites contaminés, OSites). La particularité des sites de dépôts lacustres de munitions est de pouvoir être rattachés à cette ordonnance, en tant que sites de stockage définitif (art. 2 al. 1a, OSites). En découle par conséquent l’obligation de mener des investigations historiques et techniques – évaluations de risques – sur ces sites, indépendamment de l’administration compétente de la gestion de ces dépôts. L’objectif final vise à déterminer si les menaces environnementales associées aux dépôts de munitions sont acceptables ou non. Les études menées sur ces dépôts ont conclu à la présence d’un risque résiduel émanant de ces munitions et ont catégorisé ces sites comme étant pollués – et non contaminés – mais ne nécessitant ni surveillance, ni assainissement (art. 8, OSites). Or, dans les faits, les conclusions des rapports de 2012, 2016 et 2020 préconisent une surveillance à intervalles réguliers de ces sites. Par conséquent, la catégorie actuellement retenue pour qualifier ces dépôts interroge. Pourquoi définir les dépôts lacustres de munitions en tant que sites pollués ne nécessitant ni surveillance, ni assainissement, et non comme sites pollués nécessitant une surveillance mais pas d’assainissement ? Pourquoi décider de réaliser périodiquement des examens de surveillance qui vont au-delà des recommandations de l’OSites ?

Niveau genevois : nouvelles découvertes

Au mois de novembre 2019, des caisses de munitions reposant dans la zone du petit lac du lac Léman sont découvertes par l’association Odysseus 3.1 (Figure 1). Cette révélation ne peut être qualifiée de scoop. Depuis les années 1990, la présence de munitions dans la zone du petit lac du lac Léman est attestée (Archives du Département de justice, police et transports de la République et canton de Genève (DJPT) – Dossier "Munitions immergées dans le Léman", 1996). Une succession d’enquêtes rudimentaires menées sur la scène genevoise a conduit les autorités locales à laisser sur place ces munitions.

En 2004, en réponse au dépôt de la motion de Mme Haller au Conseil National, intitulée "Repêchage des munitions déposées au fond des lacs suisses", une investigation historique, sous mandat du DDPS, est menée sur l’ensemble du territoire national (Bahrig & Gruber, 2004 ; Duca Widmer, Scerpella & Panizza, 2004 ; Gächter, Cervera & Dériaz, 2004 ; Porta & Willi, 2004 ; Schenker & van Stuijvenberg, 2004 ; van Stuijvenberg & Schenker, 2004). L’un de ses objectifs est de recenser tous les dépôts de l’armée et de l’industrie d’armement de la Confédération dans les lacs, soit des déchets de munitions ou d’autres matériels (DDPS, 2004). Avec cette investigation, de nouvelles informations, certes lacunaires, sont recueillies sur les dépôts d’armements du lac Léman (Gächter, Cervera & Dériaz, 2004). Contrairement aux autres lacs concernés par des dépôts de munitions – lac de Thoune, lac de Brienz, lac des Quatre-cantons (van Stuijvenberg, Schenker & Lancini, 2005), lac de Zurich (AWEL, 2005) – aucune nouvelle étude visant à approfondir les connaissances sur les dépôts du lac Léman n’est engagée.


Figure 1 : caisse de munitions dans la zone du petit lac du lac Léman, 2019
Source : ©Frank Lebrun, Association Odysseus 3.1

La question urgente écrite "Munitions dans le Léman : 'Circulez, il n’y a rien à voir !' Vraiment ?" déposée en 2017 par Mme Moyard, députée au Grand Conseil, ne change rien. Aucune nouvelle étude n’est entreprise par les autorités cantonales pour préciser la localisation de ces dépôts de munitions et évaluer les risques associés. Le statu quo perdure.

À la suite de la découverte, en novembre 2019, de caisses reposant à même le fond lacustre, et non recouvertes de sédiments comme avancé par les autorités genevoises (Conseil d’État de la République et canton de Genève, 2017), de nouvelles explications sont demandées par Mme Moyard, à travers le dépôt d’une nouvelle question urgente écrite "Munitions dans le Léman : 'Circulez, il n’y a rien à voir !' Vraiment ? Épisode 2 : Instruction imparfaite du dossier ou mensonge en toute connaissance de cause". Insatisfaite de la réponse apportée par le Conseil d’État (2019), elle dépose en janvier 2020 une motion "Munitions dans la rade : un assainissement rapide et complet est indispensable !". Actuellement en suspens devant la Commission de l’environnement et de l’agriculture du Grand Conseil, aucune décision n’a pour le moment été rendue publique concernant la gestion de ce dossier par les autorités publiques. Préalablement à tout assainissement, tel que souhaité par Mme Moyard, deux actions indispensables et successives devraient être menées. La première consiste à établir un cadastre lacustre des dépôts, estimant leur localisation, leur quantité et leur typologie. La seconde porte sur l’évaluation des risques liés à ces dépôts, telle que recommandée par l’OSites. Ce n’est qu’une fois ces deux étapes complétées que la question de l’assainissement du petit lac pourra être posée.

Appliquée aux dépôts du lac Léman, la réversibilité préalablement avancée au sujet du statu quo est particulièrement intéressante à analyser. Le mois dernier, le Plan directeur de l’énergie 2020-2030 du canton de Genève a été dévoilé. Celui-ci définit le lac Léman comme un important réservoir d’énergie. Plus spécifiquement, le projet GeniLac prévoit le développement d’un nouveau réseau d’hydrothermie dans la partie du petit lac du lac Léman, afin de rafraîchir les habitations et les bâtiments d’entreprises en été, et de les chauffer en hiver (OCEN, 2020). Contrairement à l’une des conclusions de ma thèse, avançant que la solution du statu quo pouvait être remise en question par le développement de nouveaux enjeux économiques, sécuritaires et territoriaux, aucune référence n’était formulée à l’égard d’enjeux énergétiques. Avec ce nouveau plan directeur, l’approvisionnement énergétique du canton à travers le lac Léman devient un élément supplémentaire à prendre en considération lorsque la question de la réversibilité du statu quo des dépôts de munitions dans le lac Léman sera examinée.

Conclusion générale

Avec le récent retour de la thématique des dépôts de munitions dans les lacs suisses sur la scène politique cantonale et fédérale, la gestion hétérogène de ces dépôts est une nouvelle fois mise en évidence. Cette gestion duale résulte de l’héritage de pratiques passées, allant des prémices des immersions de munitions jusqu’à l’interdiction de cette pratique dans les années 1960. Il pourrait être avancé que le système fédéraliste, basé sur une répartition des compétences entre les autorités fédérales et cantonales, serait un frein à la gestion homogène de ce dossier.

Cette affirmation se doit d’être nuancée, notamment à travers le principe de solidarité basé sur le partenariat entre les administrations fédérales et cantonales. Doté de compétences techniques spécifiques, le DDPS peut être sollicité par un canton pour mener une action conjointe, comme par exemple réaliser un cadastre lacustre précis des sites de dépôts de munitions ou réaliser des opérations de renflouage. Pour enclencher ce processus, une demande officielle des services cantonaux concernés doit être adressée au DDPS, qui lui devra statuer positivement. À terme, les connaissances hétérogènes sur les dépôts de munitions dans les lacs suisses pourraient donc se dissiper.

Bibliographie

Amt für Abfall, Wasser, Energie und Luft (AWEL) (2005). Munitionsablagerungen im Zürichsee : Historische Untersuchung und Risikoabschätzung, Baudirektion Kanton Zürich, Zürich.

Archives Département de justice et police et des transports de la République et canton de Genève (DJPT), République et canton de Genève – Dossier "Munitions immergées dans le Léman", 1996 – DJP/329, Dossier ND/mg, n° 55424.

Bahrig, B. & Gruber, C. (2004). Historische Abklärungen zu Ablagerungen und Munitionsversenkungen in Schweizer Seen Los 4 : Deutschschweiz Ost, AG Büro Konstanz und Ökogeo AG, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS), Bern.

Barthe, Y. (2006). Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica.

Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS). Monitorage des substances explosives en 2019 : aucun impact négatif des munitions sur l’eau des lacs (19.05.2020), en ligne (consulté le 12.12.2020).

Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) (2004). Étude historique concernant le dépôt et l’immersion de munitions dans les lacs suisses Résumé, Berne.

Duca Widmer, M., Scerpella, D. & Panizza, A. (2004). Indagine storica Depositi ed immersioni di munizioni nei laghi svizzeri Lotto 3 : Svizzera italiana, Eco Risana SA, per il Dipartimento federale della difesa, della protezione della popolazione e dello sport (DDPS), Berna.

Charrière, E. (2019). Le dépôt des munitions dans les lacs suisses : de l’oubli à une gestion raisonnée. Thèse, sous la direction du Prof. Rémi Baudouï et du Prof. Emmanuel Garnier. Faculté des sciences de la société, Université de Genève.

Conseil d’État de la République et canton de Genève (2019). "Munitions dans le Léman : 'Circulez, il n’y a rien à voir !' Vraiment ? Épisode 2 : Instruction imparfaite du dossier ou mensonge en toute connaissance de cause", Question 1194-A, en ligne (consulté le 17.12.2020).

Conseil d’État de la République et canton de Genève (2017). "Réponse à la question écrite urgente de Mme Salima Moyard : Munitions dans le Léman : 'Circulez, il n’y a rien à voir !' Vraiment ?", Question 642-A, en ligne (consulté le 10.06.2018).

Gächter, D., Cervera, G. & Dériaz, C. (2004). Investigations historiques relatives aux dépôts et aux immersions de munitions dans les lacs suisses Lot 1 : Suisse Romande, Géotechnique appliquée Dériaz SA, pour le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS/VBS), Berne.

Office cantonal de l’énergie (OCEN), 2020. Plan directeur de l’énergie 2020-2030. Département du territoire, République et canton de Genève, Genève.

Porta, R. & Willi, R. (2004). Historische Abklärungen zu Ablagerungen und Munitions-versenkungen in Schweizer Seen – Los 2 : Deutschschweiz West, ohne Berner Oberland, Hugger & Porta + Partner, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS), Bern.

Radio Télévision Suisse (RTS) : Reportage "Dans la zone de tir de Forel, il n’y a pas un mètre carré sans munition", 6 août 2020, en ligne (consulté le 12.12.2020).

Schenker, F., Lancini, A. & van Stuijvenberg, J. (2012). Militärische Munitionsversenkungen in Schweizer Seen Umfassende Gefährdungsabschätzung ergänzt mit Abklärungen zur Herkunft von Spurenbelastungen durch Explosivstoffe, Schenker, Korner & Partner GmbH und Arge Stuijvenberg, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS) & Umweltfachstellen der Kantone Bern, Luzern, Nidwalden, Schwyz und Uri, Bern.

Schenker, F. & van Stuijvenberg, J. (2004). Historische Abklärungen zu Ablagerungen und Munitions-versenkungen in Schweizer Seen Los 5 Ost : Kanton Uri, Schenker, Korner & Partner GmbH und Arge Stuijvenberg, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS), Bern.

Schenker, F. & Werthmüller, S. (2020). Militärische Munitionsversenkungen in Schweizer Seen Bericht zum Explosivstoffmonitoring 2019 mit Vergleich zu den Messungen 2009, Geologische Beratungen Schenker Richter Graf AG, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS) & Umweltfachstellen der Kantone Bern, Luzern, Nidwalden, Schwyz und Uri, Bern.

Schenker, F. & Werthmüller, S. (2017). Militärische Munitionsversenkungen in Schweizer Seen Explosivstoffmonitoring 2012-2016, Geologische Beratungen Schenker, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS) & Umweltfachstellen der Kantone Bern, Luzern, Nidwalden, Schwyz und Uri, Bern.

van Stuijvenberg, J. & Schenker, F. (2004). Historische Abklärungen zu Ablagerungen und Munitions-versenkungen in Schweizer Seen Los 5 West : Berner Oberland, Arge Stuijvenberg und Schenker, Korner & Partner GmbH, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS), Bern.

van Stuijvenberg, J., Schenker, F. & Lancini, A. (2005). Gefährdungsabschätzung zu militärischen Munitionsversenkungen in Schweizer Seen ; Zusammenstellung aller verfügbaren Daten bezüglich Brienzer-, Thuner- und Urnersee, sowie für das Gersauerbecken des Vierwaldstättersees, Arge Stuijvenberg und Schenker, Korner & Partner GmbH, für das Eidgenössische Departement für Verteidigung, Bevölkerungsschutz und Sport (VBS/DDPS), Ostermundigen/Meggen.

Élodie Charrière

Élodie Charrière

Élodie Charrière est post-doctorante au Pôle de gouvernance de l’environnement et développement territorial de l’Institut des sciences de l'environnement. Ses recherches actuelles portent sur la gestion et la perception des risques environnementaux dans les espaces lacustres.

www.unige.ch/gedt/membres/elodie-charriere

Partager cet article

Nous vous suggérons