Croissance urbaine : le double jeu du canton de Genève
Le 9 février dernier, 60% des citoyens du canton de Genève ont soutenu l’initiative populaire fédérale de l’ASLOCA réclamant un taux minimum de 10% de logements d’utilité publique (LUP) à l’échelle nationale. Néanmoins, 55% de ces mêmes citoyens ont refusé de transformer une zone villas de 22,5 hectares en zone de développement afin d’y construire, à terme, un nouveau quartier comprenant 2'300 logements et 800 emplois. Ce refus représente un véritable désaveu pour le Conseil d’État, d’autant que les citoyens avaient déjà rejeté deux autres projets de densification urbaine en novembre 2019. Un effet de mode lié aux marches pour le climat ? Certainement pas. Sur les 46 objets de votation portant sur l’aménagement du territoire1 depuis l’an 2000, les électeurs genevois n’ont suivi la position du Conseil d’État qu’à 21 reprises et l’ont désavoué à 25 reprises.
A l’échelon fédéral, les Genevois ont pourtant manifesté à maintes reprises leur souhait de stopper le mitage du territoire. Ils ont notamment soutenu l’initiative Weber limitant la construction de résidences secondaires (56% de oui en 2012), puis la nouvelle loi fédérale sur l’aménagement du territoire qui restreint fortement l’extension des zones à bâtir (58% de oui). Genève est aussi le canton où l’initiative des Jeunes Verts visant à geler toute extension des zones à bâtir a obtenu le plus de suffrages (47% de oui en 2019). Mais dès que la lutte contre le mitage implique de densifier les zones villas, de construire des immeubles obstruant les montagnes ou d’abattre des arbres centenaires, alors la majorité des Genevois défend le statu quo.
Le cas genevois illustre donc parfaitement le phénomène NIMBY – Not In My Backyard / Pas dans mon arrière-cour – théorisé par les anglo-saxons dans les années 1990 (Barlow, 1995 ; Wexler, 1996). Ce phénomène consiste à soutenir le principe général de la croissance à l’échelle d’une ville ou d’un pays, tout en s’opposant à toute dégradation de sa propre situation. Selon les théoriciens de l’économie politique urbaine (Tiebout, 1956 ; Peterson, 1981 ; Fainstein et Fainstein, 1983 ; Logan et Molotch, 1987), le nimbyism se manifeste essentiellement dans des régions bénéficiant d’une économie locale dynamique et d’une position géographique avantageuse. Par exemple, les citoyens de Tolochenaz (VD, commune attenante à la ville de Morges) ont également accepté l’initiative de l’ASLOCA, tout en refusant de transformer une zone industrielle afin d’y accueillir 2'500 nouveaux habitants. À l’inverse, toute mesure visant à renouer rapidement avec la croissance bénéficie d’un large soutien politique dans une région en déclin comme le canton de Neuchâtel qui a récemment baissé ses impôts pour enrayer l’érosion démographique.
Contester la croissance urbaine est donc un luxe que seules les communes attractives peuvent se permettre. Néanmoins, Genève possède deux caractéristiques qui lui sont propres et qui favorisent un nimbyism encore plus prononcé : a) son système politique hyperpluraliste, et b) sa capacité à externaliser les charges de sa croissance en France voisine.
Au sein d’un système hyperpluraliste, de nombreux acteurs peuvent influencer les décisions du gouvernement sans en assumer les responsabilités (Yates, 1977). Résultat, l’exécutif augmente constamment les dépenses publiques pour contenter tout le monde et la dette explose, à l’image de celle de Genève qui n’est plus repassée sous le seuil des 10 milliards de francs depuis 2001.
L’hyperpluralisme genevois se manifeste en premier lieu via la division des compétences entre le canton et les communes. Bien que ces dernières n’émettent que des préavis, elles sont en réalité des partenaires-clés pour concrétiser tout projet urbain. Or, en matière d’aménagement, les désaccords canton - communes sont légion. Au Praille-Acacias-Vernets (PAV), aux Communaux d’Ambilly ou aux Cherpines, il a fallu attendre entre cinq et dix ans pour qu’une convention de projet liant ces partenaires publics soit signée.
En second lieu, cette omniprésence des acteurs publics complexifie les négociations avec les acteurs privés (propriétaires, promoteurs, entreprises totales). Contrairement à la pratique d’autres villes suisses (par ex. Zurich, Winterthour ou Bienne), négocier un plan de quartier de manière bilatérale avec un partenaire privé est impossible pour le Conseil d’État genevois.
En revanche, la multiplicité des acteurs et des arènes de décision renforce les associations locales, souvent opposées au développement urbain. Celles-ci peuvent notamment faire du venue shopping (Guiraudon, 2000 ; Beyers, Kerremans, 2012) en choisissant d’attaquer un projet urbain à l’échelon communal ou cantonal en fonction de leurs chances de succès. À titre d’exemple, l’un des projets de densification refusé par une infime majorité des citoyens du canton en novembre dernier avait été plébiscité par 60% des électeurs de la Ville de Genève l’année précédente.
Les théoriciens de l’économie politique urbaine (Yates, 1977 ; Peterson, 1981) estiment que l’hyperpluralisme mène forcément à la faillite. Mais à Genève, ses conséquences sont relativement faibles car le canton exporte la majorité des coûts de sa croissance en France. Ainsi, entre 2011 et 2016, le canton de Genève a accueilli deux tiers des 31'000 nouveaux emplois créés dans l’agglomération, alors que le Genevois français n’en a accueilli que 21%. Dans le même temps, plus de la moitié (55%) des nouveaux habitants de l’agglomération ont trouvé un logement dans le Genevois français, alors qu’ils ne sont que 35% à avoir trouvé un logement sur le canton de Genève.
Au final, plus d’un tiers des travailleurs actifs sur le canton réside aujourd’hui hors de Genève. Mais contrairement aux prédictions de Tiebout (1956) ou Peterson (1981), cet exode des actifs genevois est avantageux pour le canton, y compris sur le plan fiscal. Genève est en effet le seul canton suisse qui taxe les frontaliers français à la source. De surcroît, en vertu d’un accord transfrontalier datant de 1973, Genève ne renverse que 3,5% de cette masse salariale aux collectivités françaises. En 2016, cette rétrocession s’élevait à 281 millions de francs, soit à peine 13% des 2,2 milliards de francs d’infrastructure publique que le canton devrait construire s’il cessait totalement de recourir à la main-d’œuvre transfrontalière (Gaud, 2016). Le double jeu des Genevois vis-à-vis de la croissance urbaine a donc encore de beaux jours devant lui.
Notes
1 Scrutins portant sur la politique du logement, la politique des transports, la politique foncière, le zonage du territoire et les normes de construction.
Bibliographie
Barlow, James. 1995. "The Politics of Urban Growth: 'Boosterism' and 'Nimbyism' in European Boom Regions". International Journal of Urban and Regional Research 19 (1): 129‑44. doi.org/10.1111/j.1468-2427.1995.tb00494.x
Beyers, Jan, et Bart Kerremans. 2012. "Domestic Embeddedness and the Dynamics of Multilevel Venue Shopping in Four EU Member States: Multilevel Venue Shopping in the EU". Governance 25 (2): 263‑90. doi.org/10.1111/j.1468-0491.2011.01551.x
Fainstein, Susan S., et Norman Fainstein. 1983. Restructuring the City: The Political Economy of Urban Redevelopment. New York: Longman.
Gaud, Bernard. 2016. Post tenebras lux... sur les finances du Grand Genève. Saint-Julien-en-Genevois: La Salévienne.
Guiraudon, Virginie. 2000. "European Integration and Migration Policy: Vertical Policy‐making as Venue Shopping". JCMS: Journal of Common Market Studies 38 (2): 251‑71. doi.org/10.1111/1468-5965.00219
Logan, John, et Harvey Molotch. 1987. Urban Fortunes. The Political Economy of Place. Berkeley: University of California Press.
Peterson, Paul. 1981. City Limits. Chicago: The University of Chicago Press.
Tiebout, Charles M. 1956. "A pure theory of local expenditures". The Journal of Political Economy 64 (5): 416–424. www.jstor.org/stable/1826343
Wexler, Mark N. 1996. "A Sociological Framing Of The NIMBY (Not-In-My-Backyard) Syndrome". International Review of Modern Sociology 26 (1): 91‑110. www.jstor.org/stable/41421101
Yates, Douglas. 1977. The Ungovernable City: The Politics of Urban Problems and Policy Making. Cambridge: MIT Press.
Sébastien Lambelet
Dr. Sébastien Lambelet est collaborateur scientifique au Pôle de gouvernance de l’environnement et développement territorial (P-GEDT) de l’Institut des sciences de l'environnement. Après un bachelor et un master de science politique obtenus à l’Université de Genève, il a récemment soutenu sa thèse intitulée Régimes urbains 2.0 : gouverner les villes suisses du 21ème siècle. Ses recherches actuelles portent sur les modes de gouvernance des agglomérations transnationales de Genève et Bâle.