La science citoyenne pour reconstituer les données historiques des inondations dans la banlieue dakaroise

Au Sénégal, pays en voie de développement situé à l'extrême-ouest du continent africain, les inondations en milieu urbain constituent le phénomène naturel le plus fréquent qui met en danger la population et demeure un véritable obstacle pour l'émergence du pays. Ces inondations en milieu urbain sont provoquées par le ruissellement de l'eau de pluie en surface qui ne s'infiltre pas, conjuguée à la remontée de la nappe phréatique par endroits. La situation est aggravée par le dérèglement climatique, la croissance urbaine très rapide et incontrôlée, le vieillissement ou le manque d'entretien des réseaux de drainage, et la faiblesse des politiques d'aménagement du territoire. Face à cette situation, les autorités gouvernementales et locales tentent tant bien que mal d'apporter des solutions structurelles (aménagement de bassins de rétention, construction de canalisations) et non structurelles (pompages, relogement). Malgré ces efforts, les inondations demeurent. Une des raisons de cet état de fait est liée à la méconnaissance des processus en jeu, par manque d'information sur les événements du passé, leur ampleur et leur extension.

L'article publié le 8 janvier dernier dans la revue Hydrology and Earth System Sciences 1, par Bocar Sy, ancien doctorant, Hy Dao, professeur au Département de géographie et environnement (Faculté des sciences de la société), David Consuegra, chargé d'enseignement au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences) et professeur à la Haute école d'ingénierie et de gestion du canton de Vaud, Corine Frischknecht, chargée de cours au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences), et Gregory Giuliani, chargé de cours à l'Institut des sciences de l'environnement, tente de combler ces lacunes en utilisant la science citoyenne. Cet article présente ainsi la reconstitution de la chaîne des événements ainsi que la détermination des zones inondées et des hauteurs d'eau de trois inondations historiques (2005, 2009 et 2012) à Yeumbeul Nord, un quartier de Dakar où aucune donnée n'avait jamais été recueillie. En adoptant une approche de science citoyenne, 182 représentants locaux (terme utilisé pour désigner les personnes sélectionnées par les associations locales) et 82 délégués nommés localement (appelés "chefs de quartier" par les habitants) ont été interviewés et ont été impliqués dans de la cartographie participative, afin de déterminer l'étendue, l'ampleur et la chaîne des événements de ces inondations historiques.

Reconstitution des zones inondées et de la chaîne des événements

Pour recueillir les données nécessaires, Bocar Sy a eu des entretiens structurés avec les chefs de quartier et les représentants locaux qui avaient été témoins ou victimes des trois inondations, afin de les amener à se souvenir de leur expérience et à rapporter ensuite en détail les informations liées aux événements. Les personnes interrogées ont ainsi été invitées à décrire les éléments qui auraient pu influencer l'inondation, allant des tuyaux cassés aux éventuelles mesures prises par les autorités locales lors des événements. Elles ont également été incitées à mentionner les endroits où elles se souvenaient avoir vu les eaux de crue, et à partager leurs expériences personnelles de l'inondation. Par la suite, les chefs de quartier ont également été formés à la lecture et à l'utilisation d'une carte, puis ils ont participé à un exercice de cartographie participative afin de générer des données supplémentaires sur l'étendue et la profondeur des inondations.

Pour vérifier la fiabilité des données recueillies, les auteurs les ont comparées aux données de télédétection de la même période. Ils ont constaté que l'étendue spatiale des données de la science citoyenne et celle des données de la télédétection étaient assez similaires. Par exemple, pour l'année 2005, les estimations de la surface des zones inondées sont de 0.92 km2 pour les chefs de quartier, de 0.73km2 pour les représentant locaux, contre 0.62 km2 pour la télédétection, soit une variation de près d'un tiers. De plus, les chefs de quartiers ont pu identifier plusieurs problèmes naturels et humains qui faisaient partie de la chaîne d'événements à l'origine de chaque inondation, ce qui constitue une information essentielle pour comprendre l'évolution des inondations dans cette région, et modéliser de futurs scénarios.

Détermination des hauteurs d'eau passées

La hauteur de l'eau a été déterminée par une approche impliquant deux groupes de personnes et deux méthodes de mesure différentes. À côté des chefs de quartiers qui ont déterminé quantitativement les hauteurs d’eau sur le terrain, les représentants locaux se sont rendus sur les mêmes sites que ceux indiqués par les chefs, sans connaissance préalable des hauteurs données par les chefs. Les informations sur la hauteur ont été données en utilisant les différentes parties du corps humain, par exemple la cheville, le genou ou l'épaule. Cette stratégie a été proposée pour fournir aux représentants locaux une ressource visuelle permettant de décrire plus facilement le niveau de l'eau. Ensuite, des étiquettes prédéfinies ont été converties en données quantitatives en utilisant les longueurs moyennes des segments du corps exprimées en fraction de la taille du corps, comme définie dans le domaine de l'anthropométrie physique. La profondeur de l'eau a été obtenue en multipliant la valeur du coefficient approprié par la taille du contributeur (représentant local), telle que mesurée sur place avec un mètre à ruban. En comparant, les hauteurs d'eau obtenues par les chefs (règle graduée) et celles tirées du segment du corps des représentants locaux (figure 1), les auteurs trouvent d'assez bonnes similitudes, avec des différences moyennes inférieures à 0.3 m.

Figure 1 : diagrammes de dispersion des informations sur la profondeur de l'eau fournies par les techniques utilisées avec les chefs de quartiers et les représentants locaux pour trois inondations différentes en (a) 2005, (b) 2009 et (c) 2012.

Avantages de la science citoyenne

Les auteurs de cet article ont également fait état d'un autre avantage de la collecte de données historiques sur les inondations. Pour que les plans d'atténuation des inondations soient efficaces, les populations locales doivent être impliquées au cœur de l'évaluation et du zonage des risques d'inondation. En participant à cette étude, les représentants locaux et les chefs de quartiers ont acquis des compétences utiles en matière de collecte de données sur les inondations et ont été formés à l'utilisation et à la création de cartes, ce qui les rend beaucoup plus aptes à s'impliquer dans les processus décisionnels relatifs aux risques d'inondation et à servir de relais dans leur quartier.

L'une des principales conclusions de cet article est que l'implication des communautés locales affectées par les inondations (ou autres phénomènes) dans la collecte de données scientifiques peut être bénéfique non seulement pour les chercheurs, mais également pour la prise de conscience de ces mêmes communautés locales.

Notes

Reconstituting past flood events : the contribution of citizen science. doi.org/10.5194/hess-24-61-2020.

Bocar Sy

Bocar Sy

Bocar Sy a fait un doctorat, un master, un certificat de géomatique et un certificat de spécialisation en risques géologiques et climatiques à l'Université de Genève. Il est actuellement maître de conférences à l'Université Ahmadou Mahtar Mbow de Dakar, où il enseigne la géomatique et la télédétection. Ses problématiques de recherche gravitent autour des inondations en milieu urbain, la science citoyenne, les risques géologiques et climatiques.

Hy Dao

Hy Dao

Hy Dao est professeur au Département de géographie et environnement de l'Université de Genève. Il est également géographe au Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). Il a été responsable et expert dans plusieurs projets européens sur la cohésion territoriale. Il a contribué aux analyses de risques mondiales pour l'UNISDR. Il dirige l'équipe de l'Université de Genève dans le projet H2020 PLACARD – PLAtform for Climate Adaptation and Risk reDuction. Il a récemment mené plusieurs études sur les limites planétaires aux niveaux suisse et européen.

www.unige.ch/gedt/membres/dao

David Consuegra

David Consuegra

David Consuegra est ingénieur civil diplômé de l'Université d'Ottawa et travaille sur les dangers naturels liés aux crues, l'aménagement des cours d’eau et la revitalisation. Il enseigne l'hydrologie de base et appliquée, l'hydrologie urbaine, la cartographie des inondations et des risques associés avec des SIG. David Consuegra est professeur ordinaire auprès de la Haute école de gestion et d'ingénierie du canton de Vaud, où il enseigne l'hydrologie, l'hydraulique fluviale et les dangers naturels liés aux crues de cours d'eau. David Consuegra enseigne également pour le CERG à l'Université de Genève, dans le cadre de la formation en cartographie des inondations.

Gregory Giuliani

Gregory Giuliani

Dr. Gregory Giuliani is a lecturer in Earth Observations and Spatial Data Infrastructure at the University of Geneva/Institute for Environmental Sciences. He is sharing his time with UN Environment/GRID-Geneva where he is the SDI Officer and leads the Swiss Data Cube project. Dr. Giuliani is particularly interested in how Earth observations can be used to monitor and assess environmental changes and support sustainable development.

www.unige.ch/envirospace/people/giuliani

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