Arthur Rinaldi,
Martin Soini,
Kai Streicher,
Martin Patel,
David Parra

Quels investissements dans la production d'énergie renouvelable et le stockage d'énergie sont nécessaires pour décarboner le chauffage des bâtiments résidentiels en Suisse ?

L'atténuation du changement climatique passe par la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l'ensemble du secteur énergétique au-delà du secteur de l'électricité. Le secteur résidentiel présente un intérêt particulier puisque la consommation d'énergie des ménages était responsable, en 2018, de 20% et 17% des émissions de CO2 dans l'Union européenne [1] et en Suisse [2], respectivement. Le chauffage représentait 80% de la consommation d'énergie finale des ménages suisses, le chauffage des locaux et de l'eau chaude sanitaire y contribuant à hauteur de 65% et 15%, respectivement. En Suisse, l'approvisionnement en chaleur est dominé par les technologies des combustibles fossiles tels que le mazout et le gaz naturel, qui couvrent ensemble 66% des besoins en chauffage et 54 % des besoins en eau chaude sanitaire [3].

Les pompes à chaleur (PACs) sont actuellement la technologie la plus prometteuse pour décarboner l'approvisionnement en chaleur dans le secteur résidentiel en raison à la fois de leur efficacité thermodynamique supérieure et de la possibilité d'utiliser les technologies renouvelables comme source d'électricité [4]. En 2017, 18% des bâtiments résidentiels suisses utilisaient déjà une PAC, fournissant plus de 10% de la demande totale de chaleur [3]. Il est important de noter que les systèmes PAC couplés avec des panneaux photovoltaïques (PV) peuvent augmenter le taux d'autosuffisance (également appelé autarcie) et d'autoconsommation (consommation d'électricité PV sur site) des maisons, et donc devenir une source de flexibilité locale [5]. D'autre part, l'intégration de PAC entraîne une augmentation de la demande de pointe en électricité [6]. En conséquence, le déploiement prévu de PACs (le nombre de PACs installées par an devrait doubler d'ici 2030 en Suisse [7]) peut causer des problèmes de stabilité sur les réseaux de distribution et/ou forcer leur mise à niveau [8].

Pourquoi avons-nous besoin de stockage d’énergie ?

Il existe différentes options de flexibilité qui peuvent aider à fournir de l'énergie renouvelable à la demande et à minimiser l'impact du fonctionnement des PACs sur l'infrastructure du réseau électrique [9]. Parmi elles, le stockage de l'énergie est une solution qui a suscité beaucoup d'attention et, fait intéressant, les coûts d'investissement des batteries lithium-ion ont diminué d'un ordre de grandeur depuis 2010 [10].

Le stockage d’énergie peut contribuer à remédier au déphasage entre la production d’énergie renouvelable et la demande et peut jouer le rôle de générateur et de charge en fonction des besoins de flexibilité à diverses échelles physiques (par exemple, pour une maison individuelle ou l'ensemble du pays) et temporelles (de quelques minutes à quelques mois).

Un modèle de système énergétique pour quantifier les besoins de stockage et les investissements en fonction du déploiement des PACs et de la rénovation énergétique

Pour étudier le rôle du stockage d'énergie dans le contexte de la transition énergétique suisse, nous avons développé un modèle de système énergétique open-source, appelé "GRIMSEL-AH", qui minimise le coût total du système (optimum social). Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet "SwissStore" financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Le modèle comprend une représentation détaillée du système électrique suisse et du secteur du chauffage résidentiel. Nous distinguons parmi quatre types de consommateurs différents, à savoir le secteur résidentiel (à la fois les maisons individuelles (SFH) et les immeubles résidentiels (MFH)), le secteur tertiaire (OCO) et le secteur industriel (IND), et trois types de milieux urbains : rural, suburbain et urbain. Pour mieux cerner les besoins en matière de stockage d'énergie, nous définissons différents scénarios pour le secteur énergétique suisse entre 2015 et 2050. Nous distinguons deux technologies de stockage, les batteries lithium-ion (LiB) et les batteries vanadium redox flow (VRFB), en termes de durée de décharge et de coût.

Nous envisageons trois scénarios différents pour le déploiement des PACs jusqu'en 2050 : Market, Fossil et Full. Le scénario Full suppose que l'ensemble du parc immobilier résidentiel en Suisse sera exclusivement chauffé à l'aide de PAC d'ici 2050. Le scénario Market est défini sur la base des statistiques de vente des PACs existantes et de leurs prévisions pour les années à venir, qui conduiraient à la vente de 1,1 million de PACs entre 2015 et 2050, dont 70% correspondent à des bâtiments existants (les 30% restants sont installés dans des bâtiments neufs) [8]. Ce scénario suppose que les PACs remplaceront 56,8% des systèmes de chauffage existants d'ici 2050. Troisièmement, le scénario intermédiaire (Fossil) suppose le remplacement de tous les systèmes de chauffage à base de combustibles fossiles (83% dans le parc immobilier actuel), à savoir le pétrole et le gaz, par des PACs d'ici 2050. Enfin, nous utilisons la part existante des types de PACs vendues entre 2000 et 2018 pour répartir les ajouts de capacité de PAC en deux technologies : PAC air-eau (61,5%) et PAC sol-eau (38,5%). Pour chaque scénario, nous interpolons linéairement par étapes de 5 ans entre 2015 (année de référence) et 2050 pour le déploiement des PACs.

En ce qui concerne la future demande de chaleur du secteur résidentiel, nous envisageons trois scénarios de rénovation énergétique : Base, 1% p.a. et 2% p.a. Le scénario de base (Base) est défini en tenant compte uniquement des rénovations non liées à l'énergie et de l'effet d'un futur climat plus chaud, ce qui se traduit par une demande de chaleur de 30,3 TWhth/an d'ici 2050. Les deux autres scénarios incluent la rénovation énergétique, en considérant un taux annuel de 1% et 2% du parc immobilier. Les économies d'énergie réalisées grâce à la rénovation dépendent du type de bâtiment (maisons individuelles ou multifamiliales), du milieu urbain (rural, suburbain et urbain) et de la période de construction (divisée en décennies), selon les données empiriques, allant de 42 à 73% de la demande d'énergie utile en 2015 [11]. La demande annuelle de chaleur qui en résulte est de 23,5 TWhth/an et 16,6 TWhth/an d'ici 2050 pour les scénarios 1% p.a. et 2% p.a., respectivement.

La rénovation énergétique des bâtiments est primordiale pour réduire les investissements dans le secteur de l'électricité

Sur la base de nos scénarios de déploiement des PACs et de rénovation énergétique, nous constatons que les technologies de stockage (batteries lithium-ion et vanadium redox flow) jouent un rôle important pour soutenir le déploiement massif de PACs, par exemple, lorsque celles-ci fournissent plus de 75% de la demande de chaleur du secteur résidentiel (équivalent à 23,5 TWhth/an). En outre, nous constatons de grandes synergies entre le déploiement du PV et des PACs, puisque le couplage des deux technologies ajoute de la flexibilité au secteur de l'électricité en augmentant l'autoconsommation locale du PV, ce qui se traduit par des coûts énergétiques globaux plus faibles et un déploiement plus important du PV.

Comme le montre la Figure 1, avec un déploiement accéléré des PACs, les résultats de nos différents scénarios mettent en évidence l'importance de la rénovation énergétique des bâtiments pour éviter des investissements coûteux en matière de stockage (en particulier dans les zones suburbaines où la demande de chaleur est la plus importante). Nos résultats montrent qu'un secteur résidentiel suisse entièrement chauffé par des PACs est réalisable et, fait intéressant, la rénovation énergétique a le plus d'impact sur les besoins de stockage. Sans rénovation énergétique, il faut plus du double de stockage d’énergie par rapport aux scénarios avec un taux de rénovation de 1 à 2% par an.

Figure 1
Figure 1 : Capacités optimales des systèmes photovoltaïques (d,e,f), des batteries au lithium-ion (LiB) (a,b,c) et des batteries vanadium redox flow (VRFB) (g,h,i) d'ici 2050, en fonction des scénarios de PAC et de rénovation énergétique. Nous distinguons parmi chaque type de consommateur, industrie (IND), bureau et commerce (OCO), immeuble résidentiel (MFH) et maison individuelle (SFH) dans chaque milieu urbain. Les scénarios sont classés, en ordre croissant, en fonction de la demande de chaleur couverte par les PACs.

Recommandations politiques

Sur la base de nos résultats, nous avons fixé des priorités pour décarboner la demande de chaleur du secteur résidentiel, considérant que la rénovation énergétique des bâtiments permet d'éviter de gros investissements dans le stockage de l'électricité. Les stratégies de décarbonation doivent d'abord se concentrer sur les zones suburbaines où la demande de chaleur est la plus élevée. Une fois que les besoins en stockage auront été réduits grâce à la rénovation énergétique des bâtiments, une combinaison de technologies de stockage avec une durée de décharge à court terme (batteries lithium-ion, 2h) et à moyen terme (batteries vanadium redox flow, 4h) est nécessaire pour minimiser les coûts du système énergétique. En ce qui concerne le photovoltaïque, les futures politiques devraient d'abord se concentrer sur les maisons individuelles (en particulier dans les zones rurales) qui présentent le plus grand potentiel inexploité de capacité photovoltaïque (pour une solution à coût optimal), mais les coûts du réseau de distribution devraient être examinés plus en détail.

[Ce texte est également disponible en anglais.]

Publication complète (en accès libre)

Decarbonising heat with optimal PV and storage investments: A detailed sector coupling modelling framework with flexible heat pump operation. Applied Energy, 2021.
doi.org/10.1016/j.apenergy.2020.116110.

Références

[1] Greenhouse gas emission statistics – air emissions accounts – statistics explained, 2020. [En ligne, consulté le 30 janvier 2020].

[2] Office fédéral de l’environnement OFEV. Données: émissions de gaz à effet de serre en suisse, 2020. [En ligne, consulté le 30 janvier 2020].

[3] Infras; TEP; Prognos. Analyse des schweizerischen Energieverbrauchs 2000-2018 nach Verwendungszwecken, 2019.

[4] Andreas Bloess, Wolf-Peter Schill, and Alexander Zerrahn. Power-to-heat for renewable energy integration: A review of technologies, modeling approaches, and flexibility potentials. Applied Energy, 212:1611-1626, 2018. ISSN 0306-2619. doi.org/10.1016/j.apenergy.2017.12.073.

[5] Alejandro Pena-Bello, Philipp Schuetz, Matthias Berger, Jörg Worlitscheck, Martin Kumar Patel, and David Parra. "Decarbonizing heat with PV-coupled heat pumps supported by electricity and heat storage: impacts and trade-offs for prosumers and the grid". En préparation.

[6] David Parra, Stuart A. Norman, Gavin S. Walker, and Mark Gillott. Optimum community energy storage system for demand load shifting. Applied Energy, 174:130-143, 2016. ISSN 0306-2619.
doi.org/10.1016/j.apenergy.2016.04.082.

[7] Ralf Dott. Projekt LEWASEF Warmepumpenheizsysteme mit PV und weiteren Komponenten, 2019.

[8] Ruchi Gupta, Alejandro Pena-Bello, Kai Nino Streicher, Cattia Roduner, David Thöni, Martin Kumar Patel, and David Parra. Spatial analysis of distribution grid capacity and costs to enable massive deployment of PV, electric mobility and electric heating. Applied Energy, 287:116504, 2021. ISSN 0306-2619.
doi.org/10.1016/j.apenergy.2021.116504.

[9] Ecofys. Flexibility options in electricity systems, 2014. Ecofys Consultancy.

[10] A behind the scenes take on lithium-ion battery prices. Bloomberg NEF, 2019. [En ligne, consulté le 4 mai 2020].

[11] Kai Nino Streicher, Stefan Mennel, Jonathan Chambers, David Parra, and Martin K.Patel. Cost-effectiveness of large-scale deep energy retrofit packages for residential buildings under different economic assessment approaches. Energy and Buildings, 215:109870, 2020. ISSN 0378-7788. doi.org/10.1016/j.enbuild.2020.109870.

Arthur Rinaldi

Arthur Rinaldi

Arthur Rinaldi est assistant et doctorant à l'Institut des sciences de l'environnement et au département F.-A. Forel de l'Université de Genève depuis novembre 2017. Il a obtenu son bachelor en HEC en 2012 et a étudié les aspects économiques des éco-constructions comme sujet de sa thèse de bachelor. Il a ensuite entamé des études de physique (bachelor) à l'Université de Genève et a passé son dernier semestre à l'Université de Bologne en 2015. Après avoir obtenu son diplôme de physique (B.Sc.), il a obtenu son Master en sciences de l'environnement (filière Énergie) à l'Université de Genève en 2017 et a réalisé son mémoire de master dans le domaine du stockage de l'électricité pour la production photovoltaïque. Sa thèse de doctorat porte sur les énergies renouvelables et le rôle des technologies de stockage de l'énergie dans le contexte de la transition énergétique suisse.

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Martin Soini

Martin Soini

Martin Soini a rejoint l'Institut des sciences de l'environnement de l'Université de Genève en janvier 2016 en tant qu'assistant de recherche et a obtenu son doctorat en septembre 2020. Au cours de ses études, il a étudié les interactions entre le stockage de l'énergie et le marché de l'électricité. Avant de rejoindre l'UNIGE, il a obtenu un bachelor en physique à la Technical University of Munich, en Allemagne, suivi d'un master en systèmes énergétiques durables à la Chalmers University of Technology in Gothenburg, en Suède.

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Kai Streicher

Kai Streicher

En octobre 2015, Kai Streicher a rejoint l'Institut des sciences de l'environnement et le Département F.-A. Forel en tant que doctorant et assistant de recherche dans le domaine de l'efficacité énergétique. Dans sa thèse de doctorat, il examine le potentiel technique et économique de la modernisation du parc immobilier résidentiel existant en Suisse. Ses recherches sont fondées sur une approche interdisciplinaire et holistique qui comprend l'analyse des systèmes, le développement de modèles et de bases de données ainsi que la méthodologie du cycle de vie.

www.unige.ch/efficience/en/team/streicher

Martin Patel

Martin Patel

Martin Patel est professeur à l'Université de Genève, où il occupe la chaire en efficience énergétique depuis 2013. Avant sa nomination à Genève, il était professeur assistant et professeur associé à l'Université d'Utrecht (Pays-Bas, 2001-2013), après avoir été doctorant et chercheur au Fraunhofer Institute (ISI) à Karlsruhe (Allemagne, 1993-2000). Ses recherches portent sur les économies d'énergie et la réduction des émissions dans l'industrie et l'environnement bâti, ainsi que sur le stockage de l'énergie.

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David Parra

David Parra

David Parra est maître-assistant à l'Université de Genève. Ses recherches sont interdisciplinaires par nature et intègrent des dimensions techniques, économiques, environnementales et sociales, ces dernières étant actuellement élargies. Il a prouvé sa capacité à diriger des collaborations sur des projets et des publications en Suisse et à l'étranger. Il est chercheur principal du projet Consumer-driven impacts on the grid: Peer effects on the diffusion of technologies and strategies to manage PV electricity and demand (Peer-to-Grid), financé par le FNS.

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