Transformer le système énergétique – une action ou une démarche ?
"Lorsque l’OPEC a sabré sa production en novembre 1973, les membres du gouvernement et le public américain ont été pris de panique face à la capacité des producteurs de pétrole étrangers à impacter la vie quotidienne. L’anxiété face à la dépendance au pétrole étranger a coïncidé avec les préoccupations croissantes concernant l’impact du pétrole sur l’environnement." 1 C’est ainsi que l’Université de Yale (2022) décrit l’impact des chocs pétroliers dans les années 70. Depuis lors, l’efficience énergétique a été au premier plan des politiques énergétiques des pays du Nord global. Pour l’Union européenne, cela est illustré par les directives successives de 1993, 2006 puis 2012 visant à améliorer l’efficience énergétique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Et pourtant… Si l’on s’en tient au graphique ci-dessus, produit à partir des données de l’Administration américaine d’information sur l’énergie (EIA), on pourrait croire que ces directives ont eu un impact marginal sur la consommation énergétique européenne (on prend ici l’Europe des 15 moins l’Allemagne depuis 1980 pour des raisons de disponibilité des données). Bien que l’intensité énergétique (c’est-à-dire l’énergie consommée par unité de produit intérieur brut – une mesure de l’efficience) se soit améliorée à un rythme relativement constant, la consommation en valeur absolue a augmenté jusqu’à la crise économique de 2008 pour se stabiliser depuis. Autrement dit, tandis que nos appareils et infrastructures consomment en moyenne presque moitié moins que dans les années 80, notre consommation énergétique a légèrement augmenté depuis (précisons que l’augmentation de la population, autour de 15%, n’explique largement pas cette tendance). Encore ceci n’inclut-il pas la consommation indirecte liée aux produits importés. C’est ainsi que, à l’heure où la guerre revient sur notre continent avec son lot de tensions géopolitiques, on pourrait utiliser les mêmes phrases de l’Université de Yale pour décrire l’actualité de l’énergie européenne.
Comment en est-on arrivé là ? Les explications sont multiples, mais il en est une qui fait couler beaucoup d’encre depuis une trentaine d’années. Théorisé par un certain Jevons dans la deuxième moitié du XIXème siècle, l’"effet rebond" décrit le phénomène d’augmentation de la demande en énergie dès lors que cette dernière devient plus accessible, notamment grâce à des mesures d’efficience. Ce rebond peut se produire à différents niveaux et sur différentes échelles de temps, que ce soit un effet psychologique (puisque j’ai installé un appareil qui consomme peu, je peux me permettre de ne plus l’éteindre), financier (puisque j’ai économisé de l’argent, je peux le dépenser pour un autre usage), au niveau macroéconomique (la demande en énergie ayant baissé, le prix baisse aussi, ce qui tend à encourager plus de demande), etc. Malgré un nombre croissant de travaux sur le sujet 2, la menace que représente l'effet rebond pour la transition énergétique est largement oubliée au niveau des décideurs. Au contraire, l’efficience énergétique est parfois mise en avant comme le "premier carburant" pour l’économie, par exemple par l’Agence Internationale de l’énergie (AIE) elle-même. Il est donc attendu que l’amélioration de l’efficience énergétique permette une croissance, en oubliant que cette croissance va venir annuler les économies d’énergie obtenues.
La réponse proposée jusqu’à récemment à ce paradoxe était de soigner le mal par le mal : l’AIE, par exemple, appelait fin 2021 à doubler les taux d’amélioration de l’efficience énergétique. L’espoir est qu’en rendant plus efficace et en décarbonant l’ensemble des secteurs d’activité, on arrive à une économie bénigne pour l’environnement. Cependant, en Europe, l’amélioration de l’efficience énergétique devient un processus de plus en plus complexe et coûteux. En effet, les gains faciles (éclairages LED, électroménager et appareils efficaces) s’épuisent progressivement, tandis que l’économie réalisée a été exploitée pour alimenter un nombre croissant d’usages, ce qui rend d’autant plus compliqué et cher de développer et diffuser des technologies plus efficaces pour la kirielle d’appareils en service aujourd’hui. Surtout, rien ne garantit que cette fois-ci sera la bonne et que de telles améliorations à petite échelle se traduiront par une baisse de la consommation énergétique à grande échelle. En chemin, c’est une consommation massive d’énergie grise et de matériaux qui s’annonce, avec son cortège d’impacts.
Puis est venu le spectre de la pénurie, et un nouveau concept est entré en lice. Plus rapide, moins coûteuse, la sobriété énergétique s’est retrouvée à l’honneur (des journalistes sont venus me poser leurs questions sur le sujet). Pour ses premiers pas auprès du public, elle a repris les atours de la chasse au gaspillage déjà à l’honneur au début du siècle. En plus d’éteindre avant de sortir de la pièce, on parle aujourd’hui d’éteindre des vitrines ou des espaces inoccupés. La douche plutôt que le bain revient à la mode, et on va jusqu’à proposer de baisser de quelques degrés les températures de chauffage. Mais la question reste entière : ces actions à petite échelle permettront-elles de réduire la consommation d’énergie à grande échelle, ou seront-elles à nouveau mises en échec par des mécanismes socio-économiques qui restent dans l’ombre ? À cela, les tenants de la sobriété "forte" répliquent que celle-ci va au-delà des écogestes, qu’il s’agit d’une démarche individuelle et collective de remise en question des usages, pour aligner notre consommation au plus près de nos besoins.
Sans entrer dans les questions éthiques et politiques que cela pose, relevons un élément essentiel pour la réussite aussi bien des politiques d’"efficience" que d’hypothétiques mesures de "sobriété" : l’aspect démarche représente à lui seul un défi non négligeable. En effet, la politique énergétique des dernières décennies s’est concentrée sur les actions d’efficience énergétique : comment les identifier, les planifier, les modéliser et les implémenter. Ce qui se passe en aval de l’implémentation est, pour une large part, laissé dans l’ombre. Comment retracer l’utilisation de l’énergie économisée, plus tard ou plus loin ? Comment déterminer la façon dont les économies financières sont réinvesties par les bénéficiaires de l’action ? Comment encourager ces derniers à poursuivre la démarche, justement ?
Penser en termes de démarches plutôt que d’actions est un changement de perspective qui a de vastes implications. On peut imaginer que l’État puisse contraindre ou inciter des acteurs à certaines actions d’efficience (standards) ou de sobriété (rationnement). Par définition cependant, une démarche s’entreprend pour soi-même. La mise en place d’un cadre dans lequel les démarches de transition (au niveau individuel ou organisationnel) sont suscitées, encouragées et soutenues serait un exercice relativement nouveau. Les instruments comme les indicateurs manquent. Il y a un mois, un ami travaillant dans une institution d’accueil à des personnes en situation de vulnérabilité me posait la question : "à qui mon organisation peut-elle s’adresser pour préparer sa transition ?" L’ambition de la question allait d’ailleurs au-delà de l’énergie. Je n’ai pas su répondre. Il y a là, à mon avis, un monde à explorer.
[Ce texte est partiellement adapté du rapport de comité de thèse de Thomas Guibentif, intitulé "Spare or Transform – Multiple outcomes of energy efficiency programmes", défendu le 7 décembre 2022.]
Références
1 energyhistory.yale.edu/units/oilshocks-1970s
2 Voir par exemple Steffen Lange, Florian Kern, Jan Peuckert, and Tilman Santarius. 2021. "The Jevons Paradox Unravelled: A Multi-Level Typology of Rebound Effects and Mechanisms". Energy Research & Social Science 74 (April): 101982. doi.org/10.1016/j.erss.2021.101982.
Thomas Guibentif
Thomas Guibentif est assistant-doctorant au Département F.-A. Forel et à l'Institut des sciences de l'environnement depuis avril 2019. Son doctorat porte sur les impacts quantitatifs et qualitatifs des programmes d'efficience énergétique. Il a suivi un Master en gestion de l'énergie et durabilité à l'École polytechnique fédérale de Lausanne, après un Bachelor en physique. Il s'intéresse aujourd'hui aux méthodes des sciences sociales. Avant de rejoindre l'Université de Genève, il a travaillé à l’AIE, dans une startup du secteur photovoltaïque et à éco21, le programme d'efficience énergétique des Services industriels de Genève.