Jeans Challenge Meyrin – Le rôle des normes sociales en lien avec la consommation énergétique des ménages

Dans les recherches sur la durabilité, les chercheur·e·s et praticien·ne·s se tournent de plus en plus vers des méthodes participatives, qui constituent une forme d’apprentissage collectif et une manière créative d'aborder des phénomènes tels que la surconsommation de ressources. Les actions communautaires cherchent à inclure des personnes, par exemple des ménages vivant dans un même quartier, autour d’événements qui visent des buts écologiques et sociaux, tels que la diminution de la consommation énergétique. Dans le cadre du Programme national de recherche « Gérer la consommation d’énergie » (PNR71/FNS), les Universités de Genève et Lausanne ont collaboré sur un projet de trois ans autour de la consommation d’électricité des ménages – ce qui représente 32.8% de la consommation finale d’électricité de la Suisse en 2016, selon l’OFEN. Pour conclure ce projet en automne 2017 et en collaboration avec l'association Terragir, un défi a été lancé à 15 personnes : porter un jeans neuf le plus possible (minimum 5 jours/7) pendant un mois, sans le laver, ni en machine ni en le trempant dans l’eau, et sans utiliser de produits chimiques.

 

En quoi un Jean Challenge peut-il contribuer à un changement des habitudes et des routines, vers une consommation d’électricité moindre ou meilleure (plus efficace), et ainsi inspirer les politiques publiques et projets associatifs ?

 

Un bref détour par les hypothèses qui ont inspiré ce challenge s’avère nécessaire, avant d’en exposer les modalités et les résultats. Inspiré par le projet Nobody was dirty de la chercheuse Tullia Jack, en Australie, le Jeans Challenge est une des étapes finales d’un projet de recherche mené entre 2015 et 2017, et qui incluait un dispositif qualitatif – des entretiens approfondis et des observations ont été menés auprès d’une quarantaine de ménages à Genève et dans la région lausannoise. Cette approche ethnographique a été suivie par une enquête par questionnaire conduite auprès de 708 personnes en Suisse romande. À l’encontre des approches de la consommation durable qui se focalisent soit sur la technologie, soit sur les comportements individuels, cette étude est ancrée dans les Théories des pratiques sociales, une approche qui représente un tournant important dans la sociologie de la consommation depuis une dizaine d’années. Comme son nom l’indique, l’objet d’étude est constitué par les pratiques quotidiennes qui, bien que peu visibles, génèrent une importante consommation de ressources. Ce n’est donc pas la consommation énergétique qui est l’objet principal, mais plutôt la consommation de services énergétiques (laver ou sécher des habits, par exemple), qui recouvre des routines et des habitudes difficiles à modifier dans le temps.

 

Trois axes pour appréhender la consommation en lien avec les pratiques sociales

 

Nous analysons les pratiques en suivant trois axes d’investigation intimement liés. Un premier axe est celui des normes sociales c’est-à-dire des règles explicites ou implicites qui déterminent ce que les gens pensent devoir faire dans leur vie au quotidien. Dans ce projet de recherche, nous considérons que les normes sont socialement construites, et qu’elles ont un lien fort avec la consommation énergétique. Par exemple, les normes concernant l’hygiène et la propreté font qu’on se lave, ou qu’on lave nos habits et notre intérieur avec une certaine fréquence, qui implique un certain niveau de consommation d’électricité et d’eau. Le deuxième axe est celui des compétences et croyances des personnes, qui sont acquises dans le temps. Dans un contexte culturel donné, certaines normes sont en vigueur, mais chacun·e aura ses propres compétences pour les interpréter et les traduire en pratiques. Les compétences incluent aussi le sens que les personnes donnent à leurs actions, avec une forte composante émotionnelle. Dans le cas de la lessive, de nombreuses études ont par exemple montré l’influence de la transmission des usages, de génération en génération, et nos propres recherches qualitatives auprès des ménages de Suisse romande ont montré à quel point les ressentis émotionnels et sensoriels sont primordiaux pour comprendre les pratiques de lavage du linge (le plaisir d’enfiler un tee-shirt propre ou de se glisser dans des draps frais et repassés, par exemple). Enfin, le troisième axe d’investigation est celui de la dimension matérielle de la consommation. Nous savons par exemple que la disponibilité ou non d’un lave-linge dans le logement personnel affecte la fréquence des lessives, et que le fait de pouvoir disposer de suffisamment d’espace d’étendage influence l’utilisation d’un sèche-linge, sans ignorer pour autant l’efficacité des machines à laver et sécher le linge. Sur ce point, il est important de noter que, selon une étude menée par Prognos (2016) la consommation énergétique des machines à laver et sécher le linge aurait augmenté de 93% en Suisse, entre 2000 et 2015 – avec une plus forte hausse parmi les machines à sécher le linge – et cela en prenant en compte les gains en termes d’efficacité d’unité technologique.

 

Résultats de la recherche : comment rester « propre en ordre » sans lavage ?

 

Les premiers résultats de la recherche ont permis de valider, dans le contexte de la Suisse romande, la pertinence du cadre conceptuel et l’intérêt de se focaliser sur le lavage des habits – non seulement pour des questions de ressources et d’impacts écologiques, mais aussi pour les normes fortes autour du « propre en ordre » et les diverses manières d’interpréter ces normes au sein des ménages (voire entre les membres d’un même ménage). Les chercheuses ont fait appel à l’association Terragir, basée à Meyrin, pour la mise en œuvre du Jeans Challenge. Le recrutement des participant·e·s (10 femmes et 5 hommes) s’est fait principalement pendant la fête du nouveau quartier des Vergers, à Meyrin. Suite à une séance d’introduction et pendant la durée du challenge, les 15 participant·e·s ont échangé leurs astuces et impressions sur un groupe Facebook. Fair’Act, une association qui milite pour une mode responsable, a également contribué aux échanges tout au long de l’opération. À la fin du challenge, une séance de débriefing a été organisée pour récolter tous les témoignages des participant·e·s. Ce challenge a été l’occasion, pour ces personnes, de questionner leurs représentations du propre et du sale, leurs habitudes de lavage et, par effet rebond (positif), d’autres pratiques. Pour plusieurs personnes, les astuces expérimentées pour l’entretien des jeans (aération, suspension sur une chaise, un cintre, etc.) ont été en partie étendues à d’autres vêtements, y compris ceux d’autres membres du ménage, augmentant ainsi l’intervalle entre deux lessives.

 

L’attention portée aux jeans et aux lessives a provoqué une remise en question d’autres pratiques, telles que le rangement du linge (mieux ranger pour moins laver), la manière de faire la cuisine (par exemple en portant un tablier) ou du vélo (porter des protections pour les bas de pantalon). Les appréhensions identifiées au début du challenge, que ce soit au niveau de la saleté, de l’odeur, ou du regard des autres, ont été relativisées après les premiers temps de l’expérience. Ainsi, l’absence d’odeurs associées au frais (lessive, parfum) a finalement bien été perçue, et l’absence de retours directs négatifs de l’entourage a rassuré les participants. Au final, toutes les personnes ont déclaré avoir eu du plaisir à participer au challenge, et la plupart ont reconnu qu’elles n’avaient pas l’impression de porter un vêtement sale à la fin de l’opération. Ce sont des modifications de la perception des pratiques personnelles en matière de lessive et de gestion des vêtements qui ont été suscitées. Cette action ouvre la voie à d’autres projets visant des changements de comportements, en abordant la consommation énergétique de manière ludique et collective, par le biais des pratiques quotidiennes et des normes sociales qui les façonnent. Notamment des projets Living Lab, qui seront pilotés à Genève en 2018 par l’équipe ENERGISE (H2020) à l’Université de Genève.

 

Pour arriver à la suffisance énergétique, et non seulement à une meilleure efficacité d’unité technologique, l’approche par les pratiques sociales et les méthodes participatives offre une opportunité pour aborder la transition énergétique par des registres qui sont porteurs de sens, pour les consommateurs-citoyens : dans le cas du Jeans Challenge, le confort et la propreté, car, un jeans porté quatre semaines de suite est « propre en ordre » !

Marlyne Sahakian

Marlyne Sahakian

Marlyne Sahakian est professeure assistante en sociologie à l’Université de Genève, Faculté des sciences de la société, où elle mène des projets de recherche et enseigne sur la thématique de la consommation dans une perspective de durabilité. Elle coordonne des projets à la fois sur les questions alimentaires et énergétiques, ainsi que sur les innovations économiques. Sa recherche est axée sur les liens entre gestion des ressources, pratiques sociales, et équité, avec comme intérêt principal les consommateurs/citoyens.

https://www.unige.ch/gedt/membres/sahakian-marlyne

Béatrice Bertho

Béatrice Bertho

Dr. Béatrice Bertho est chercheuse et anthropologue dans la Faculté des géosciences et de l’environnement à l’Université de Lausanne, où elle mène des projets de recherche sur la consommation énergétique des ménages et des petites et moyennes entreprises suisses. Suite à sa thèse doctorale en études du développement, défendue en 2013 à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, elle développe une expertise dans les méthodes ethnographiques et les questions liées aux rapports de genre, ainsi que l’anthropologie de la parenté et des dynamiques familiales.

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