Quel rôle pour les prescriptions et les pratiques dans les régimes alimentaires "sains et durables" ?

En Suisse, un consensus est en train de se mettre en place quant à la nécessité de transformer nos habitudes alimentaires et d’adopter des régimes à la fois plus sains et plus durables. En effet, l’alimentation est l’une des catégories de consommation des ménages avec l’impact environnemental le plus élevé (Tukker et al. 2006) et une diète inadéquate est l’un des facteurs de morbidité et de mortalité les plus importants en Occident (GBD 2016). Mais voilà, pour qui veut manger plus sain et plus durable, les conseils, les directives, les recommandations se multiplient, et les sources d’information les plus crédibles se mêlent aux plus douteuses, de sorte qu’il devient difficile d’avoir l’heure juste sur les vertus de l’un ou l’autre aliment (les "superaliments", l’avocat par exemple), les régimes (sans gluten ou sans lactose) ou les pratiques alimentaires (comme le jeûne). Claude Fischler, avec une grande justesse, a nommé cet enchevêtrement de discours "cacophonie alimentaire". Il écrit : "Dans le monde développé, un brouhaha diététique se fond dans une véritable et planétaire cacophonie alimentaire : les discours diététiques se mêlent, s'affrontent ou se confondent aux discours culinaires et gastronomiques, les recueils de régimes aux recueils de recettes, les manuels de nutrition aux guides gastronomiques. Partout montent de la prescription et de la prohibition, des modèles de consommation et de mise en garde : dans cette cacophonie, le mangeur désorienté, à la recherche de critères de choix, trouve surtout à nourrir son incertitude" (Fischler 1990 : 202). Depuis les années 1990, le bruit n’a cessé de s’intensifier, de telle sorte que ce qui était vrai alors l’est encore plus aujourd’hui.

Dans le cadre du programme national de recherche "Alimentation saine et production alimentaire durable" (PNR69/FNS), nous avons développé un projet interdisciplinaire qui vise à mettre un peu d’ordre dans ce chaos. Intitulé "Points de basculement vers des régimes alimentaires sains et durables en Suisse : comprendre les prescriptions, pratiques et impacts", le projet est une collaboration entre des équipes de chercheurs de l’UNIL, de l’UNIGE, de l’EPFL et de la firme Quantis. Il est structuré en trois phases : dans un premier temps, nous avons identifié les prescriptions dominantes et émergentes en matière d’alimentation en Suisse et décrit les tensions, les oppositions et les synergies qui existent entre elles. Ensuite, nous réalisons présentement une analyse d’impact sur la santé humaine et sur l’environnement de divers régimes alimentaires inspirés des principales prescriptions, en mobilisant la méthode d’analyse des cycles de vie. Pour compléter, nous tâchons sur la bases de ces résultats de comprendre la formation des pratiques alimentaires suisses en lien avec ces prescriptions et d’identifier des "points de bascule" qui faciliteraient la transition vers des régimes plus sains et plus durables à l’échelle de la population. Le regard que nous posons sur la consommation alimentaire s’appuie sur la théorie des pratiques sociales, qui étudie non pas les individus eux-mêmes, mais ce qu’ils font, leurs actions concrètes. Cette approche permet de comprendre les dimensions qui donnent forme à une pratique, qui lui permettent de se maintenir et de se reproduire, ainsi qu’au rapport que les pratiques entretiennent entre elles. Dans un article récent, publié dans la revue Appetite (Godin et Sahakian 2018), nous analysons les prescriptions alimentaires dominantes ainsi que les aspects de la vie quotidienne les plus importants pour la traduction des prescriptions en pratiques.

Quelles sont les prescriptions alimentaires les plus importantes ?

Pour identifier les prescriptions dominantes et émergentes, nous avons réalisé une enquête de terrain en Suisse romande et en Suisse alémanique incluant, entre autres, des entretiens et des groupes de discussion avec des consommateurs et des professionnels de l’alimentation saine et/ou durable, une analyse médiatique ainsi que des séances d’observation participante dans divers événements traitant de santé ou de durabilité. Nous définissons les prescriptions comme étant des discours, des directives ou des recommandations qui dictent "la meilleure façon de manger" – qu’il s’agisse de manger local, bio, sans gras, sans gluten, ou équilibré, par exemple. Tout discours qui dicte comment il faut manger peut être considéré comme une prescription, peu importe qui le formule, où il est diffusé et si le contenu de la prescription influence ou non les pratiques de consommation. Toutefois, toutes les prescriptions ne sont pas égales. Les plus loufoques (comme la diète 100% bœuf) peuvent faire beaucoup de bruit mais n’avoir que peu d’influence sur la manière dont les gens mangent vraiment. Alors qu'une autre, comme l’idée d’une alimentation équilibrée, représentée en Suisse par la pyramide alimentaire, est devenue banale à force d’être répétée, mais demeure néanmoins une référence importante pour déterminer si un régime alimentaire est sain ou non. Les canaux de diffusion et les acteurs qui formulent et relaient les prescriptions influencent également la crédibilité et l’importance des diverses prescriptions.

Nous avons identifié sept prescriptions dominantes (Figure 1). Elles nous disent : a) que manger doit être un plaisir, b) de manger équilibré, c) de consommer des aliments naturels et biologiques, d) de manger local et saisonnier, e) de manger moins de viande, mais de meilleure qualité (en lien avec le traitement des animaux, entre autres) et f) de suivre un régime amaigrissant. Certaines de ces prescriptions se recoupent, comme manger naturel, biologique, local et saisonnier, alors que d’autres sont en opposition, comme manger moins de meilleure viande et adopter un régime végétalien. Quelques prescriptions ne peuvent être mises en œuvre que de manière volontaire, comme l’adoption d’un régime amaigrissant, alors que d’autres peuvent être appliquées sans effort particulier des individus, ou même sans qu’ils en aient conscience. Ce pourrait être le cas de quelqu’un qui mange régulièrement à une cantine qui n’offre que des aliments locaux et saisonniers.

Figure 1 : Tensions et oppositions entre les prescriptions alimentaires dominantes en Suisse (Godin et Sahakian 2018 ; traduit de l’anglais)



Les prescriptions mises en pratique

Notre enquête révèle que peu importe le cas de figure, pour qu’une prescription prenne effectivement forme, trois éléments jouent un rôle central à savoir le temps disponible, les pratiques quotidiennes de mobilité et les relations sociales. Le temps disponible pour planifier les repas, acheter les ingrédients, cuisiner, ranger et organiser les aliments et la cuisine influence quoi et comment nous mangeons. Par exemple, malgré sa volonté de cuisiner des repas équilibrés avec des ingrédients "naturels", une mère monoparentale peut se trouver contrainte de se tourner vers des aliments transformés afin de gagner du temps en rentrant du travail. De même, nombreux sont les foyers où l’on prépare des plats élaborés en fin de semaine, mais des plats très rapides les autres jours. Pour ceux qui désirent transformer leurs habitudes alimentaires, un apprentissage est parfois nécessaire, par exemple pour apprendre à cuisiner des substituts à la viande, ou des aliments saisonniers encore méconnus. Le temps disponible peut également jouer sur l’importance accordée aux labels, qui peuvent servir de "raccourci" vers une alimentation plus saine et plus durable. Ainsi, un consommateur pourra mettre un produit arborant le drapeau suisse ou le Bourgeon Bio dans son panier sans examiner en détail ce qu’il achète, au risque de se trouver en contradiction avec des prescriptions qui sont importantes pour lui, par exemple en achetant des pommes issues de l’agriculture biologique, mais importées de Nouvelle-Zélande. Il est important de noter que la dimension temporelle de la consommation alimentaire est fortement influencée par le genre, les femmes passant généralement plus de temps dans la cuisine que les hommes (Bochud et al. 2017).

Ensuite, les déplacements quotidiens ont une influence majeure sur la possibilité de se conformer ou non à une prescription, dans la mesure où ils déterminent souvent quels types d’aliments sont accessibles au jour le jour. Les repas "ordinaires" ne seront pas les mêmes si un consommateur peut faire ses courses au marché fermier sur le chemin du travail une ou deux fois par semaines, ou s’il trouve plutôt un supermarché "discount" sur sa route. Dans un pays comme la Suisse où le tiers des pendulaires utilise les transports en commun (OFS 2018), le type d’aliments disponibles aux points névralgiques des réseaux de transport en commun, comme les gares ferroviaires, a une influence sur les habitudes de consommation de la population, à la fois en termes de santé et d’impact environnemental. Finalement, les relations sociales influencent la mise en pratique des prescriptions de deux façons, dans et hors du foyer. Dans le foyer, qui cuisine pour qui a un effet déterminant sur le temps investi dans la préparation des repas, sur le type de repas préparé et sur la ou les prescriptions appliquées. Par exemple, une personne qui mange seule ne cuisinera pas de la même manière qu’une mère pour ses enfants, qu’un étudiant pour ses colocataires, ou qu’un couple pour ses invités le samedi soir. Il est fort probable qu’une mère se préoccupe de servir des repas équilibrés qui font plaisir à toute la famille, et que le couple recevant des invités se préoccupe de servir une viande de bonne qualité, en mettant également l’accent sur le goût et le plaisir. Hors du foyer, la famille, les amis ou les collègues de travail permettent de découvrir de nouveaux aliments et de nouvelles manières de manger. Partager un repas avec des pairs peut être l’occasion de faire l’expérience d’un repas sans gluten ou végétalien, de goûter à une pièce de viande encore méconnue, ou encore d’apprendre à cuisiner des ingrédients saisonniers. Cette dernière dimension nous rappelle que manger est d’abord un acte social et culturel et que ce que l’on mange est indissociable d’avec qui l’on mange.

Des conséquences pour les politiques publiques

Lors du référendum du 23 septembre dernier en Suisse, la population a rejeté l’Initiative sur la souveraineté alimentaire et l’Initiative pour des aliments équitables, qui mettaient pourtant en avant certaines des prescriptions les plus importantes et les plus consensuelles, touchant entre autres à l’alimentation locale. Ce résultat montre bien la complexité qui entoure la consommation alimentaire, où se côtoient des normes et des valeurs, des habitudes, des contraintes, mais aussi des émotions qui influencent fortement les décisions et les actions. Ainsi, la peur de voir grimper le prix des denrées semble avoir pesé lourd dans la balance au moment de voter, alors que les résultats de notre enquête suggèrent que le temps disponible est beaucoup plus important que les considérations financières lorsque vient le temps de faire les courses et de cuisiner. Cette situation illustre l’écart entre les choix et les décisions conscientes des consommateurs – ici exprimées sur les bulletins de vote – et ce qu’ils font en pratique, pris dans les multiples contraintes de la vie quotidienne. Elle illustre également la nécessité de réfléchir au-delà de l’intention et de la volonté exprimées pour influencer les régimes alimentaires à l’échelle de la population, d’une part parce qu’elles sont souvent instables, d’autre part parce qu’elles reflètent rarement ce que les gens font vraiment.

Se pencher sur les pratiques de consommation, et non pas sur les consommateurs eux-mêmes, permet de saisir comment notre alimentation dépend de l’organisation sociale, que ce soit des infrastructures matérielles (comme les infrastructures de transport et la distribution spatiale des lieux d’approvisionnement), des institutions les plus importantes (comme l’école, ce qu’on y enseigne sur l’alimentation et les compétences que les enfants peuvent y développer, le marché du travail et son effet sur l’organisation du temps, ou la famille et le partage des tâches domestiques) et des normes sociales (concernant la santé, la beauté et la minceur, ou l’importance accordée aux pratiques écologiques, qui varie d’un milieu à l’autre, par exemple). Les résultats de nos travaux démontrent l’importance pour les pouvoirs publics de réfléchir au-delà des consommateurs eux-mêmes, de l’information dont ils disposent et de leurs motivations à adopter certains comportements ou à transformer leurs habitudes, pour plutôt se pencher sur la dimension systémique de la consommation. Certains éléments facilitent ou permettent l’adoption de pratiques alimentaires plus saines et plus durables, comme la possibilité de s’approvisionner sur les chemins empruntés quotidiennement, ou l’accès à des repas adéquats à la cantine scolaire. D’autres entravent plutôt la mise en place de telles habitudes, comme le manque de temps lié aux exigences du marché du travail, le prix des aliments frais, ou la perception que cuisiner des aliments dits sains et durables est coûteux et complexe. S’il est possible, par certains aménagements, de faciliter la diffusion et la mise en œuvre de prescriptions qui favorisent une alimentation plus saine et plus durable, un réel changement ne pourra pas survenir sans une transformation en profondeur des dimensions de la vie sociale qui encadrent nos pratiques.

Références

Bochud, M., A. Chatelan, J.-M. Blanco et S. Beer-Borst (2017). Anthropometric Characteristics and Indicators of Eating and Physical Activity Behaviors in the Swiss Adult Population. Results from menuCH 2014-2015. Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) et Office fédéral de la santé publique (OFSP), Confédération suisse, Berne.

Fischler, C. (1990). L'Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps. Paris : Odile Jacob.

GBD 2015 Risk Factors Collaborators (2016). "Global, regional, and national comparative risk assessment of 79 behavioural, environmental and occupational, and metabolic risks or clusters of risks, 1990–2015 : A systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2015". The Lancet, 388 (10053), 1659-1724.

Godin, L. et M. Sahakian (2018). "Cutting through conflicting prescriptions : How guidelines inform healthy and sustainable diets in Switzerland". Appetite, 130 : 123-133. https://doi.org/10.1016/j.appet.2018.08.004

Office fédéral de la statistique (OFS) (2018). Commuting. Confédération suisse, Berne. https:/www.bfs.admin.ch/bfs/en/home/statistics/mobility-transport/passenger-transport/commuting.html.

Tukker, A., G. Huppes, J. Guinée, R. Heijungs, A. d. Koning, L. v. Oers et al. (2006). Environmental Impact of Products (EIPRO) : Analysis of the life cycle environmental impacts related to the final consumption of the EU-25, Main report. European Commission.

Laurence Godin

Laurence Godin

Laurence Godin est chercheuse à l’Institut de recherches sociologiques à l’UNIGE. Elle étudie présentement les pratiques de consommation alimentaire saine et durable, dans le cadre du PNR69 "Alimentation saine et production alimentaire durable" du Fonds national suisse (FNS). Elle s’intéresse également aux pratiques du corps et de la santé en lien avec les normes sociales et la vie quotidienne.

https://www.unige.ch/sciences-societe/socio/fr/laurence-godin

Marlyne Sahakian

Marlyne Sahakian

Marlyne Sahakian est professeure assistante en sociologie à l’Université de Genève, Faculté des sciences de la société, où elle mène des projets de recherche et enseigne sur la thématique de la consommation dans une perspective de durabilité. Elle coordonne des projets à la fois sur les questions alimentaires et énergétiques, ainsi que sur les innovations économiques. Sa recherche est axée sur les liens entre gestion des ressources, pratiques sociales, et équité, avec comme intérêt principal les consommateurs/citoyens.

https://www.unige.ch/gedt/membres/sahakian-marlyne

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