Ariadna Fossas Tenas,
Charline Ragon,
Maura Brunetti

Quels climats pour une planète-océan, et que peuvent-ils nous apprendre ?

Depuis quelques années on entend beaucoup parler de climat, mais comment fait-on pour étudier les rouages de ses processus hautement complexes ? Si l’on essaye de décrire le système climatique terrestre dans ses grandes lignes, la source principale d'énergie est le Soleil ; la répartition de la glace contribue largement à la réflexion de cette énergie vers l’espace mais le dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère en piège une partie. Finalement, la circulation océanique, les vents et les nuages transportent cette énergie autour du globe. Tous ces facteurs, loin d’être des phénomènes isolés, interagissent fortement les uns avec les autres, et rendent le climat difficile à appréhender.

Vous avez dit attracteur climatique ?

La nature des équations utilisées dans la modélisation du climat en font ce que les mathématiciens appellent un système dynamique (les équations sont posées en termes de variation de température, de pression...). Malheureusement, nous ne connaissons pas sa solution analytique (nous n’avons pas une formule close qui nous donne son évolution exacte). Qui plus est, ce genre de système est souvent très sensible aux conditions initiales (une petite variation dans une mesure peut donner lieu à deux trajectoires bien différentes) ce qui rend les prédictions pratiquement impossibles. Néanmoins - et c'est la bonne nouvelle ! - toutes les trajectoires vont évoluer, avec le temps, autour de certaines zones bien précises, que l’on appelle attracteurs du système dynamique.


Figure 1 : schéma d’attracteurs multiples

Pensez à une maquette de la Suisse. Imaginez maintenant que vous déposez une goutte d’eau quelque part sur cette maquette. La goutte d’eau suivra la pente et finira dans l’un des nombreux lacs. Dans cet exemple, les lacs sont les attracteurs du système. Pour nous rapprocher encore de la modélisation climatique, il faudrait en plus imaginer que la surface de cette maquette, ainsi que le nombre de lacs et la forme des bassins versants, évoluent en fonction de certaines quantités (dans le cas qui nous occupe, cela pourrait être le taux de CO2 ou l’intensité de l’énergie solaire).

La présence de plusieurs attracteurs dans un système dynamique peut être accompagnée d’une certaine irreversibilité. Imaginez dans l’exemple de la maquette de la Suisse une goutte pas loin d’une ligne de crête ; un coup de vent peut la faire changer de côté, mais une fois sa descente bien entamée il faudrait la force d’une tornade pour la remettre dans sa position initiale. Ceci est souvent le signe de la présence de phénomènes amplificateurs. Dans le cas du système climatique terrestre, l’un des phénomènes amplificateurs qui préoccupent la communauté scientifique est celui lié à la fonte des calottes glaciaires : à cause de l’augmentation de la température, la glace océanique près des pôles fond et se transforme en eau. À son tour, cette nouvelle surface d’eau réfléchit beaucoup moins d’énergie que la glace qu’elle remplace, ce qui accentue l’augmentation de la température. Nous voilà donc en face d’un cercle vicieux : l’augmentation de la température a comme conséquence l’accentuation de l’augmentation de température !

Et si on simulait le climat d’une planète-océan ?

Pour étudier l'éventuelle présence de plusieurs attracteurs dans le système climatique terrestre, une équipe de l’Université de Genève a utilisé un modèle du MIT sur une planète imaginaire qui serait l’équivalent de notre planète Terre mais sans îles ni continents. Pour réaliser une simulation climatique avec un tel modèle, il est nécessaire de fournir des conditions initiales, comme par exemple la température de l’océan, qui seront par la suite modifiées par l’ordinateur en fonction de l’évolution des autres paramètres. Après un certain nombre d’itérations des calculs, on arrive à un équilibre, c’est à dire que l’ensemble des paramètres moyens annuels (température, salinité, circulation océanique...) n’évolue plus d’une itération à la suivante. On dit qu’on a convergé vers "un attracteur". On peut noter que deux simulations différentes peuvent converger sur le même attracteur ; en effet, l’idée est qu’il n’y a pas un attracteur par simulation mais bien un petit nombre d’attracteurs pour un système.

L’équipe a ainsi lancé une multitude de simulations sur un ordinateur à haute performance dans le but de réaliser une recherche exhaustive des attracteurs. Toutes les simulations lancées étaient identiques au départ, à l’exception de la température initiale de l’océan. Ainsi ont pu être observés jusqu’à cinq attracteurs climatiques : un climat "boule de neige" où l’aquaplanète est entièrement recouverte de glace, un climat "ceinture d’eau" où l’océan est majoritairement glacé, avec seulement une ceinture d’océan libre autour de l’équateur, un climat "froid" avec des calottes polaires glacées jusqu’à une latitude de 40°, un climat "tempéré" avec également des calottes polaires glacées, mais seulement jusqu’à 60° de latitude, et enfin un climat "chaud" où l’océan n’a pas de glace du tout.

Nous venons de décrire ces attracteurs en fonction de leur couverture de glace, mais il est également possible de les décrire en termes de circulation océanique, de couverture nuageuse, de distribution des températures ou de phénomènes amplificateurs à l’œuvre. Ainsi, pour l’attracteur boule de neige, le phénomène amplificateur dominant correspond à la différence du pouvoir de réflexion entre l’eau et la glace, mais en sens inverse à celui décrit précédemment. Dans l’attracteur libre de glace, les nuages sont abondants à toutes les latitudes, ce qui cause une stabilisation des températures au-delà de celles que nous trouvons aujourd’hui sur la Terre.

En collaboration avec des scientifiques de l’Université de Reading (UK) et de l’Université de Bologne (IT), l’équipe genevoise a décidé d’approfondir l’étude de chacun des cinq attracteurs à l’aide de diagnostiques basés sur les lois de la thermodynamique. Par exemple, les chercheurs se sont intéressés aux conversions d’énergie d’une forme à une autre et aux transports méridionaux d’eau. Ainsi, ils ont mis en évidence que le cycle hydrologique (évaporation et précipitations) est plus intense dans l’attracteur climatique libre de glace (qui est aussi le plus chaud) : à mesure que la température moyenne augmente, l’évaporation fait de même, ce qui renforce l’ensemble du cycle hydrologique et favorise le transport de l’eau. En revanche, la redistribution d’énergie reçue en excès à l’équateur est plus prononcée dans un attracteur avec de la glace aux pôles, car le système climatique tend vers un équilibre en réduisant les grands écarts de température dans des zones proches : quand la différence de température entre le pôle et l’équateur est importante, le mouvement des masses d’air mises en place pour combler cette différence s’intensifie. Dans un climat complètement gelé, les transports méridionaux sont très faibles et la dynamique atmosphérique est quasiment inexistante.

Et après ?

L’étude des diagnostiques sur les cinq attracteurs a permis aux chercheurs, entre autres, de mettre en évidence l’importance de mieux contrôler les bilans énergétiques dans les modèles climatiques. Mais l’histoire est loin d’être terminée, puisque leurs résultats font écho à d’autres travaux scientifiques d’horizons lointains. D’abord en distance, puisque le climat de Vénus ressemble à celui de l’attracteur sans glace (bien que beaucoup plus chaud !) ; de son côté Europe, l’une des lunes de Jupiter, a la surface entièrement recouverte de glace. Puis loin dans le temps, car il a été proposé récemment que l’alternance des périodes glaciaires et interglaciaires pourrait être due à l’existence de deux attracteurs climatiques dans le système terrestre. La présente étude semble apporter des arguments favorables à cette hypothèse, car deux des cinq attracteurs trouvés pourraient être des bons candidats. Les scientifiques genevois prévoient, dans un futur proche, des comparaisons avec nos connaissances actuelles du passé géologique, dans l’espoir d’améliorer notre compréhension des grands changements climatiques qui ont provoqué des extinctions en masse, comme celle du Permien-Trias. Mieux comprendre les phénomènes à l'œuvre dans le passé pourrait, en effet, nous apporter des nouvelles pistes pour mieux préparer l’avenir que le changement climatique nous réserve.

Références

Brunetti M., Kasparian J. et Vérard C. "Co-existing climate attractors in a coupled aquaplanet". 2019. doi.org/10.1007/s00382-019-04926-7

Ragon C., Lembo V., Lucarini V., Vérard C., Kasparian J. et Brunetti M. "Robustness of competing climatic states". 2022. doi.org/10.1175/JCLI-D-21-0148.1

Ariadna Fossas Tenas

Ariadna Fossas Tenas

Ariadna Fossas Tenas has a PhD in mathematics from the University of Grenoble. She is a research assistant at the Nonlinearity and Climate Group of the Institute for Environmental Sciences, where she works on the paradoxical effect of altruism networks in common good issues. She is interested in science outreach and finds it enriching to discuss with colleagues from other disciplines about their research.

www.unige.ch/gap/nonlinear/people/fossastenas

Charline Ragon

Charline Ragon

Charline Ragon est doctorante dans le Groupe non-linéarité et climat rattaché au Groupe de physique appliquée et à l'Institut des sciences de l'environnement de l'Université de Genève. Elle s'intéresse aux variations climatiques observées à l'échelle géologique pendant la transition Permien-Trias (250 millions d'années), notamment dans le cycle du carbone, en utilisant un modèle climatique couplé atmosphère-océan-glace de mer.

www.unige.ch/gap/nonlinear/people/ragon

Maura Brunetti

Maura Brunetti

Maura Brunetti est adjointe scientifique à l'ISE dans le Groupe de physique appliquée de l'Université de Genève depuis 2011. Elle a obtenu son doctorat en physique à l'Université de Pise en 2001. Elle étudie le système climatique en utilisant des simulations numériques de la circulation globale dans des configurations simplifiées (comme les planètes-océans), du passé géologique (Jurassique, Permien-Trias) et d'aujourd’hui. Elle travaille en particulier sur les points de basculement et les mécanismes de rétroaction, notamment entre la dynamique de l'atmosphère, de l'océan et de la glace océanique.

www.unige.ch/gap/nonlinear/people/brunetti-maura

Partager cet article

Nous vous suggérons