Restauration écologique : qu’apporte la modélisation ?

Face au déclin de la biodiversité en Europe, celle-ci prévoit de soutenir la revitalisation de plusieurs milliers de kilomètres de cours d’eau aujourd’hui fortement dégradés par les activités humaines. En effet, depuis le XIXème siècle, seules les questions économiques et sécuritaires ont été prises en compte en matière d’aménagement des cours d’eau. Ainsi, différents travaux ont conduit à la canalisation, au drainage et à l’atterrissement (remplissage progressif par des matériaux faisant diminuer localement la profondeur d’eau) de nombreux tronçons de rivières. Parmi elles, les grands fleuves comme le Rhin, le Danube, le Rhône ou encore la Seine, se distinguent par une dégradation marquée de leurs bras secondaires, zones humides et marais associés. Ces milieux, situés à la transition eau-terre, appartiennent à la plaine alluviale des cours d’eau et sont alimentés en proportions variables par les eaux souterraines et par le cours d’eau lui-même. Les caractéristiques de ces milieux font de la plaine alluviale un ensemble d’écosystèmes unique et très productif qui abrite une importante biodiversité (Amoros and Bornette, 2002). Hélas, du fait que les activités humaines continuent drastiquement à restreindre les plaines alluviales, 95% de ces étendues riches en biodiversité ont été reconverties pour d’autres utilisations (Tockner et al., 2008).

Face à cette dégradation continue des plaines alluviales, il est possible de limiter les dégâts causés aux grandes rivières : digues, barrages et captages d’eau constituent une grave menace. En leur donnant une deuxième vie et en rendant leur fonctionnement plus naturel (c’est à dire en les "restaurant"), les bras secondaires alluviaux contribuent à une part importante de la biodiversité aquatique alluviale. Sous l’action des pelles mécaniques, on peut, par exemple, reconnecter au chenal principal un bras secondaire autrefois isolé par une digue (Figure 1). Atterris et sans vie, ces bras restaurés sont ainsi revalorisés et offrent à nouveau nourriture, faune, zones refuges et de reproduction (= fonctionnalité écologique) mais également un système de purification et de rétention d’eau (= services écosystémiques). Cependant, la restauration des grandes rivières en Europe a besoin de méthodes pratiques et efficaces incitatives. Même si de nombreux modèles de restauration des bras secondaires ont déjà été établis, il en ressort la nécessité de mieux les mettre en œuvre et d’établir des objectifs clairs en termes de gain écologique tout en s’appuyant sur une restauration des processus naturels.


Figure 1 : exemple de reconnexion complète d’un bras secondaire du Rhône (crédits photos : CNR)

Grâce à une équipe franco-suisse (Université de Genève, École normale supérieure de Lyon & Université de Saint-Étienne), une étude publiée récemment dans Science of the Total Environment (Marle et al., 2021) offre des informations sur la restauration des bras secondaires des grandes rivières. Grâce à 10 années d’échantillonnage sur le Rhône et à des outils de modélisation statistiques innovants relevant de l’intelligence artificielle, il est maintenant possible de prédire, post-restauration, les peuplements biologiques en gastéropodes et en larves d’insectes d’un bras secondaire. Ces prédictions s’étendent sur des périodes de temps beaucoup plus longues (supérieures à 200 ans) que celles couvertes jusqu’à présent, permettant d’établir une vision des peuplements biologiques à long terme pour ce type de restauration (Figure 2).

Chacune des prédictions développées dans cette étude représente une succession d’espèces aquatiques constituant des assemblages se remplaçant au cours du temps des stades pionniers (stade A ; Figure 2), intermédiaires (stade B ; Figure 2) vers des stades plus avancés dit "isolés" de la rivière (stade C ; Figure 2). Les assemblages pionniers, dominés par des espèces associées à des vitesses de courant rapides, se développent après la reconnexion complète du bras au fleuve (stade A ; Figure 2). Au cours du temps, la sédimentation dans ces bras restaurés provoque un changement des conditions hydrologiques de par l’élévation de structures sédimentaires, appelées bouchons alluviaux, qui engendrent le passage d’un état "courant" (stade A) à un état plus "stagnant" (stade B) du bras secondaire. Ce passage apparaît aux alentours de vingt années après la date de restauration et provoque l’apparition de plusieurs espèces de mollusques gastéropodes, associées au ralentissement du courant. En effet, ces conditions permettent le développement de végétaux aquatiques offrant support et nourriture à ces espèces.

S’ensuit alors l’étape la plus longue d’atterrissement du bras isolé (Figure 2 ; stade C), pendant laquelle le bras continue son évolution vers des conditions semi-aquatiques ou temporaires (c’est à dire lorsque le bras subit des périodes d’assèchements). Cette étape de la succession (stade C ; Figure 2) peut se poursuivre pendant plus d’une centaine d’années. Alors que la sédimentation continue et élève le niveau du substrat par rapport au niveau du fleuve, à tout moment, une crue peut bouleverser le cours de cette succession et ramener les communautés biologiques au stade précédent (Figure 2 ; stade B). Cette propriété remarquable appelée "d’auto-entretien" (Riquier et al., 2017) est aujourd’hui activement recherchée par les gestionnaires afin d’accroître le dynamisme hydrologique de la zone alluviale et la durée de la phase aquatique des chenaux restaurés.


Figure 2 : succession temporelle d'un chenal latéral après sa restauration ("R"). En haut, présentation illustrée de la succession. En bas, évolution temporelle de la richesse en EPT (insectes Éphéméroptères, Plécoptères et Trichoptères; en rouge) et en gastéropodes (en bleu) le long de la succession. Description des différents stades : A = chenal lotique connecté à l’amont et à l’aval, B = chenal semi-lotique connecté seulement à l’aval et C = chenal lentique isolé du chenal principal en débit bas. Dans le graphique, les moyennes des richesses ainsi que les écarts min/max des richesses observées avant reconnexion ont été ajoutés pour comparaison. Chaque point sur le graphique représente une valeur de richesse calculée à partir du jeu de données prédit rassemblant les occurrences de 58 taxons (37 EPT et 21 gastéropodes). Crédits photo : LEBA – UNIGE.


Désormais il existe des preuves significatives que la restauration des bras secondaires par reconnexion a des effets positifs sur la biodiversité à l’échelle locale. Toutefois, cette étude a également constaté un manque de connaissances scientifiques liées à certains facteurs tels que les apports phréatiques, les contraintes hydrauliques mais aussi sur les effets des vidanges des barrages en lien avec la problématique des fortes teneurs en matières en suspension dont les effets sur la faune peuvent être dévastateurs. De plus, ces modèles ont été appliqués à l’échelle locale et individuelle alors qu’il serait également utile de prouver qu’une restauration multi-bras soit bénéfique pour la biodiversité à l’échelle d’un secteur. Enfin, plus de connaissances sont également essentielles pour élaborer de meilleurs indicateurs de l’état morphologique et fonctionnel des bras secondaires. En lien avec ces perspectives, le suivi des communautés piscicoles au stade juvénile (âge inférieur à 1 an) et de leur alimentation s’est révélé intéressant en termes d’évaluation de la fonctionnalité de ces milieux restaurés et du lien entre les habitats. En conséquence de quoi, la gestion des grandes rivières évolue... Les scientifiques et gestionnaires découvrent de plus en plus d’indicateurs parmi les organismes biologiques et réfléchissent en termes de secteur plutôt que de considérer la rivière seule, afin de tirer le maximum des avantages procurés par la restauration des milieux alluviaux.

Pour en savoir plus

Écoutez l’interview de Pierre Marle dans l’émission CQFD de la Radio Télévision Suisse, diffusée le 8 septembre 2020 :



Références

Amoros, C., Bornette, G., 2002. "Connectivity and biocomplexity in waterbodies of riverine floodplains". Freshw. Biol. 47, 761-776. doi.org/10.1046/j.1365-2427.2002.00905.x

Amoros, C., Roux, A.L., Reygrobellet, J.L., Bravard, J.P., Pautou, G., 1987. "A method for applied ecological studies of fluvial hydrosystems". Regul. Rivers Res. Manag. 1, 17-36. doi.org/doi: 10.1002/rrr.3450010104

Marle, P., Riquier, J., Timoner, P., Mayor, H., Slaveykova, V.I., Castella, E., 2021. "The interplay of flow processes shapes aquatic invertebrate successions in floodplain channels – A modelling applied to restoration scenarios". Sci. Total Environ. 750, 142081. doi.org/10.1016/j.scitotenv.2020.142081

Riquier, J., Piégay, H., Lamouroux, N., Vaudor, L., 2017. "Are restored side channels sustainable aquatic habitat features? Predicting the potential persistence of side channels as aquatic habitats based on their fine sedimentation dynamics". Geomorphology 295, 507-528. doi.org/10.1016/j.geomorph.2017.08.001

Tockner, K., Bunn, S.E., Gordon, C., Naiman, R.J., Quinn, G.P., Stanford, J.A., 2008. "Flood plains: critically threatened ecosystems", in: Polunin, N.V.C. (Ed.), Aquatic Ecosystems. Cambridge University Press, Cambridge, pp. 45-62. doi.org/10.1017/CBO9780511751790.006

Pierre Marle

Pierre Marle

Pierre Marle est hydrobiologiste et doctorant à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève. Il s’intéresse aux cycles de vie des organismes aquatiques, spécialement des invertébrés et des poissons, et à leurs interactions avec le milieu naturel ou anthropisé. Il est impliqué depuis 2016 dans le suivi de la restauration écologique du Rhône, dédiée à la préservation de la biodiversité en milieu fluvial.

leba.unige.ch/team/pierre-marle

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