Retour de la conférence de Bonn sur les changements climatiques. Peut-on encore opposer science et équité ?

Mi-juin 2023 s’est clôturée la réunion intersessionnelle de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) à Bonn. Elle a accueilli un nombre important de délégué.e.s et parties prenantes et a été particulièrement politisée. Plusieurs points (agenda items) étaient à l’ordre du jour, constituant autant de réunions organisées en parallèle pendant presque deux semaines. À l’agenda figurait entre autres la clôture de la phase technique du Bilan mondial, ou "Global Stocktake", qui doit mener en décembre, lors de la 28ème Conférences des Parties (COP28) à Dubaï, à un inventaire permettant d’évaluer les efforts collectifs de mise en œuvre de l’Accord de Paris. La réunion de Bonn devait aussi décider des modalités précises de la mise en place du fonds sur les pertes et dommages, accepté l’année dernière à la COP27 à Sharm-el-Sheik.

L’agenda de la conférence, adopté généralement le premier jour de réunion, fut à lui tout seul l’objet d’âpres échanges entre pays du Nord et du Sud de la planète. La coalition des pays en développement "homodoxes" (LMDC, Like-Minded Developing Countries on Climate Change) a conditionné linclusion du programme de travail sur l’atténuation, proposé par l’Union européenne et le Groupe de l’intégrité environnementale (EIG), à l’ajout d’un point sur la finance climatique. Du jamais vu pour une réunion intersessionnelle, et qui plus est, dans un contexte d’urgence climatique absolue – le début du mois de juin fut le plus chaud jamais enregistré pour cette période. L’agenda fut finalement adopté le mercredi 14 juin, neuf jours après le commencement de la conférence, et la veille de sa clôture, ce qui a laissé planer un doute sur le statut des discussions qui avaient lieu dans la cité rhénane.

C’est pourtant un autre point à l’ordre du jour, généralement inoffensif, qui a failli faire dérailler les négociations et qui a retardé la clôture de la réunion de plusieurs heures. Intitulée "Recherche et observation systématique" (Research and Systematic Observation, RSO), cette consultation réunit des délégué.e.s au profil scientifique et technique, qui représentent souvent leur gouvernement lors des réunions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – dont les rapports, publiés à intervalles régulier, informent les négociations de la CCNUCC. Les discussions se concentrent généralement autour des besoins scientifiques et techniques de la CCNUCC, avec l’espoir qu’une telle "liste de souhaits" puisse justifier et orienter les programmes de recherche nationaux et internationaux. La réunion RSO est également l’espace privilégié pour délibérer sur les rapports du GIEC, une fois publiés, et exprimer la gratitude de la CCNUCC envers les travaux de l’organisation. À Bonn, il était donc attendu des États qu’ils "accueillent favorablement" (welcome) la publication du Rapport de synthèse, qui clôture son sixième cycle d’évaluation (AR6).

Une fois assis dans les réunions RSO, on se rend vite compte que rien n’est plus compliqué que de débattre des conclusions du GIEC et de leur utilité pour les négociations climatiques. Les observateurs.trices les plus aguerri.e.s se rappellent les désaccords autour de la publication du Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C (SR15), un rapport pourtant commandité par la CCNUCC en 2015. En 2018 pourtant, à la COP24 de Katowice, plusieurs États (les États-Unis, l’Arabie saoudite, le Koweït et la Russie) avaient refusé "d’accueillir" le rapport, préférant simplement "en prendre note" (note), un euphémisme durement critiqué par la communauté scientifique (Hughes et Paterson, 2018). À Bonn, les discussions ont rapidement pris une tournure similaire. D’un côté, les pays du Nord et la coalition des petits États insulaires en développement (AOSIS), qui voulaient accueillir favorablement lAR6 et souligner que ce dernier représente "la meilleure science possible" (best available science), une notion clé de la CCNUCC, qui accorde une place symbolique forte aux conclusions scientifiques. De l’autre, la coalition des pays en développement "homodoxes" qui considéraient que l’AR6 contenait de nombreuses lacunes et qui refusaient de parler de "la meilleure science possible". LInde en particulier déplorait l’absence de prise en compte de l’équité dans la production des scénarios et trajectoires bas carbone du GIEC. La Chine exigeait de mentionner que l’approbation du Rapport de synthèse avait été particulièrement conflictuelle et que de nombreuses délégations (principalement des pays du Sud) avaient dû quitter la réunion avant la clôture – les négociations s’étant terminées deux jours plus tard que prévu (Earth Negotiations Bulletin 2023). Le compromis fut de supprimer toute référence à "la meilleure science possible" dans la décision concernant l’AR6 et d’affaiblir la portée de plusieurs paragraphes. Ainsi, au lieu de reconnaître que l’AR6 est l’évaluation du changement climatique "la plus complète et robuste", le texte mentionne que l’AR6 est "plus complète et robuste que l’AR5". Déçus par le résultat, plusieurs pays du Nord clamèrent, lors de la clôture de la réunion intersessionnelle, que la "science n’est pas négociable".

Certain.e.s interpréteront ce conflit comme un énième exemple de déni climatique et d’anti-science. Ils n’auront peut-être pas entièrement tort, et il est fort possible que certains États prennent un véritable plaisir à attaquer et affaiblir l’expertise scientifique dans les négociations. Cependant, ces désaccords montrent également l’importance de créer une base de connaissances inclusive, qui intègre les perspectives de tous les pays, en particulier sur la question des mesures d’adaptation et d’atténuation du changement climatique, les thématiques des Groupes II et III du GIEC. Or, la participation des expert.e.s des pays du Sud de la planète dans la production des connaissances de ces groupes, en particulier des scénarios possibles d’émissions de gaz à effet de serre, laisse encore à désirer (cf. Yamina Saheb, Kai Kuhnhenn et Juliane Schumacher, 2022).

Plus inquiétant à mon sens, et représentatif de la croissante défiance au sein de la CCNUCC, fut lincapacité des États à s’accorder sur un paragraphe listant les principales conclusions du GIEC. En particulier, une phrase qui mentionnait "l’importance des conclusions de l’AR6 pour poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5° C" (cf. l’Article 2 de l’Accord de Paris) fut au centre de longues heures de débat. Si cet ajout devait répondre au besoin, exprimé par plusieurs délégations, de souligner l’urgence d’agir en mentionnant notamment le seuil de 1,5° C, certains dénoncèrent une action de "cherry picking" des informations fournies par le GIEC. À l’issue de plusieurs heures de discussions en petit groupe (huddle) il devint évident que la question de l’urgence d’agir devait saccompagner d’une mention de l’importance de l’équité. Cette proposition, cependant, essuya un refus net des États-Unis et la phrase fut finalement supprimée. Un délégué d’Amérique du Sud déplora que les pays développés aient préféré supprimer toute référence à l’urgence d’agir qu’accepter de mentionner la question de l’équité. Le paragraphe final fait une simple et discrète allusion à l’augmentation des risques pour chaque incrément de réchauffement planétaire.

Cette controverse est le reflet des désaccords profonds qui caractérisent encore bel et bien les négociations climatiques, en particulier sur la question de l’équité et du partage du fardeau entre pays et régions du monde. Alors que le GIEC aborde de plus en plus la question de l’équité – son Rapport de synthèse contient une sous-section entière sur la question – certains États refusent encore de reconnaître les principes d’équité et de justice comme faisant partie intégrale des recommandations scientifiques. Opposer science et équité n’est cependant juste plus tenable, et remet en question l’apport des sciences sociales aux travaux du GIEC. Refuser les conclusions du GIEC sur l’équité est une forme de déni tout aussi intenable que le climato-scepticisme.

[Cet article est également disponible en anglais sur The Global Blog.]

Kari De Pryck

Kari De Pryck

Kari De Pryck est maîtresse assistante à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève, au pôle Gouvernance de l’environnement et développement territorial (GEDT). Elle s’intéresse à la gouvernance globale de l’environnement et en particulier à la production et à l’influence de l’expertise scientifique. Elle a travaillé sur la gouvernance climatique et sur le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

www.unige.ch/gedt/membres/de-pryck-kari

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