Darius, l’alouette et le bien-être des Suisses

Lundi matin le réveil avait été particulièrement rude. La faute sans doute au passage à l’heure d’été, qui avait quand même réussi à perturber mon sommeil. Mais comme je n’avais pas de séance de travail officielle ce jour-là, j’étais allé travailler en jeans et T-shirt, mal rasé, les yeux bouffis.

Il est 9 heures, et le premier café de la journée n’est même pas consommé qu’un SMS arrive de mon ami et collègue Raphaël Arlettaz, de l’Université de Berne : c’est une alerte disant que nous pourrions recevoir un appel de Darius Rochebin, de la Télévision Suisse Romande, au sujet de la publication des rapports IPBES.

Raphaël et moi avions fait partie des 550 scientifiques du monde entier qui ont participé à un gros effort collectif, ces trois dernières années, pour évaluer la contribution de la biodiversité au bien-être humain. La biodiversité, c’est l’ensemble des choses vivantes et leurs interactions, mais on pourrait très bien aussi parler de « nature » et ça serait pour ainsi dire pareil.

Le document de synthèse issu de ces travaux vient d’être rendu public. Je vous encourage à le lire, car c’est un document fort intéressant et accessible à tous. Pour ceux qui n’en auraient pas le temps, je dirai que deux points essentiels sont à retenir : (1) notre bien-être dépend directement et indirectement de l’état de la biodiversité : plus elle est saine et foisonnante, mieux on se portera sur le long terme. Et (2) nos choix politiques, jusqu’à présent, ont privilégié notre bien-être matériel et notre sécurité alimentaire. Ce confort matériel a été obtenu non seulement aux dépens des processus essentiels du monde naturel (dont relèvent la stabilité du climat et la formation des sols), mais aussi au détriment des aspects de la biodiversité qui satisfont nos besoins culturels, sociaux et spirituels. À l’avenir, il faudra trouver comment découpler la croissance économique de l’exploitation des ressources naturelles, et limiter ses effets néfastes pour les générations futures.

Il faut vraiment que je me re-familiarise avec les détails de la synthèse, je me dis, juste au cas où on me contacterait.

Café toujours pas fini, quand le portable sonne. Je réponds. C’est Darius.

« Voilà, c’est concernant les rapports sur la biodiversité qui viennent d’être publiés, nous souhaiterions faire une séquence. »

« Oui bien sûr, avec plaisir. Ça serait pour quand l’entretien que vous voulez faire ? »

« Pour ce soir ». La tonalité de sa voix laisse comprendre que cela aurait dû être une évidence. « C’est OK pour vous ? »

« Non, non, je ne peux pas, je suis en T-shirt, là. Et d’ailleurs, je dois garder les enfants ce soir. En tout cas, je dois d’abord voir avec madame. »

« Ne vous en faites pas, on a des vestes. Regardez avec madame, et on se rappelle dans quelques heures, OK ? »

Comment rendre un rapport de plusieurs centaines de pages pertinent pour des téléspectateurs suisses qui viennent de finir leur repas du soir et qui, s’ils sont comme ma mère, sont sur le point de piquer un petit roupillon devant leur poste ? Je consulte les documents produits par IPBES pour la communication, et j’appelle aussi quelques amis pour solliciter leurs conseils.

« Mets l’accent sur les milieux plutôt que sur les espèces. Si les milieux se portent bien, les espèces suivront. Et idéalement, essaye de mentionner l’idée d’un réseau écologique, avec des noyaux bien protégés mais aussi des espaces de transition » me dit Bertrand von Arx, responsable de la biodiversité pour le Canton de Genève. « Et si tu arrives, touche un mot de notre nouvelle Stratégie Cantonale sur la Biodiversité 2030 ! C’est exactement le type d’outil dont on a besoin pour répondre aux défis décrits dans ces rapports IPBES! »

« C’est super important de mentionner les corrélations entre les pertes de biomasse des insectes et les pesticides, et en particulier les néonicotinoïdes ! Un effet insidieux et sublétal qui met potentiellement en péril toute la chaîne alimentaire » me recommande Gottlieb Dändliker, responsable de la faune à l’État de Genève.

« Bonne chance ! Je n’aimerais pas être à ta place » me dit un collègue. Le téléjournal, c’est typiquement plus de 150'000 téléspectateurs, mais 'faut pas trop y penser…

Je descends voir la directrice de l’Institut des Sciences de l’Environnement, Géraldine Pflieger, qui passe régulièrement à la télévision, pour lui demander quelques conseils de survie.

« Fais des exercices de respiration avant. Parle lentement. Trouve 2-3 messages clés. Et laisse-toi la possibilité d’être détendu et spontané ! ». Détendu et spontané ? Pour l’instant, je vise déjà l’objectif de ne pas avoir un malaise sur le plateau pendant le direct.

Comme convenu, Darius rappelle.

« Voilà. La séquence passera au tout début du téléjournal. Je vais commencer par introduire le sujet... Ensuite j’aimerais trouver une espèce emblématique pour représenter ces baisses de la biodiversité. L’alouette des champs, ça irait, vous pensez ? »

Zut. Elle ressemble à quoi déjà, l’alouette des champs ? Pourquoi insiste-t-il sur les oiseaux ? Je ne suis pas un spécialiste des oiseaux ! Je vais essayer de suivre le conseil de Bertrand…

« On n’est pas obligés de se focaliser sur telle ou telle espèce. On pourrait aussi parler des milieux, c’est tout aussi important. »

« Non, non, le public ne va pas crocher. 'Faut qu’on trouve une espèce emblématique. Vous arriveriez à me trouver un joli exemple ? On parlera ensuite des arbres en ville, et on finira avec un ou deux conseils pratiques pour les auditeurs, OK ? »

Apparemment, Darius avait déjà en tête une idée assez claire de ce qu’il voulait. Et visiblement, il ne savait pas que je suis nul en piafs. Avant de raccrocher, on se fixe rendez-vous pour une répétition juste avant 19h30. Je suis nerveux à l’idée de m’embrouiller dans mes noms d’espèces d’oiseaux...

Bon, regardons déjà cette alouette. Oui, ses effectifs sont bien en baisse, de presque 50% sur 30 ans en Suisse (Figure 1). Est-ce le meilleur exemple pour illustrer les liens entre la biodiversité et le bien-être humain ? J’ai besoin de plus d’informations.


Figure 1 : effectifs de l'alouette des champs (Alauda arvensis) en Suisse depuis 1990 (Vogelwarte.ch).

Je n’arrive pas à joindre Christian Meisser, un ami ornithologue. Plus tard il me laissera un message sur mon portable, dans lequel il ne rate pas l’occasion de me charrier : « Quoi ? Toi, tu vas parler des oiseaux au TJ ? Et puis quoi encore, remplacer Maria Mettral pour parler des changements climatiques durant la séquence Météo ? ».

Gottlieb est heureusement joignable, et il m’éclaire : les causes de la baisse des populations d’alouettes sont probablement multiples, mais une diminution de leur nourriture principale (les insectes) à cause des pesticides en est une explication probable.

Il avait raison Darius, on pourra très bien illustrer les messages principaux du rapport au travers de l’histoire d’une espèce. Car la baisse des effectifs des alouettes est navrante à deux niveaux. D’abord, la disparition d’un si beau chant de notre paysage sonore rendrait notre expérience humaine un peu moins riche. Mais ensuite, on serait aussi en droit de se demander si les causes des baisses d’effectifs (pesticides ? bruit ? manque de ressources ? agriculture trop intensive ?) n’auront pas aussi des conséquences pour notre propre santé et notre bien-être…

Je rentre chez moi pour me raser et mettre une chemise et une veste. Pas le temps pour une sieste. Retour à Genève.

Bon, 'faut encore que je trouve de bons exemples pratiques, que tout le monde puisse suivre. J’opte pour la recommandation de moins prendre l’avion.

En 2009 j’avais analysé mon bilan carbone avec des amis et collègues car nous étions convaincus que notre train de vie (pas de voiture, végétariens, recyclage excessif) était exemplaire. Mais nous avons découvert qu’en réalité nous étions deux fois pires que des Américains typiques, et dix fois pires que la moyenne mondiale, à cause des vols d’avion que nous prenions chaque mois pour aller aux congrès, donner des conférences, effectuer un travail sur le terrain, etc. (Figure 2).

Figure 2 : bilan carbone de l'auteur et de ses amis, comparé à la moyenne américaine et mondiale (Fox et al. 2009).

Les vols en avion, ça fait exploser le budget carbone. Un vol Genève-New York aller-retour, c’est déjà presque une tonne de carbone. Les scientifiques ont calculé que pour éviter un dérèglement du climat on ne devrait en produire qu’une seule tonne de carbone par personne et par année. Donc une fois que vous avez effectué votre vol aller-retour à New York et que vous avez atterri à l’aéroport de Cointrin, pour être en règle avec les objectifs du climat vous ne devriez plus manger, ni vous chauffer, ni vous déplacer ni même respirer durant toute une année. Bonne chance !

En Suisse on produit en moyenne 13 tonnes de carbone par année et par habitant, soit 12 fois les quantités cibles. Tout cet excès de carbone représente une menace potentielle pour l’avenir. Dans un premier temps les plantes et les animaux pâtiront sans doute des changements climatiques. Et comme notre rapport IPBES le souligne, c’est notre bien-être qui diminuera dans un deuxième temps.

Que pensez-vous du fait de voler en avion ? Est-ce normal ? Un mal nécessaire ? Ou carrément criminel ? Éthiquement, est-ce acceptable en 2018 de prendre un vol d’avion pour son plaisir, alors que ce seront les générations suivantes qui devront souffrir les conséquences du dérèglement climatique ?

L’autre geste citoyen qui aura un effet positif dans l’immédiat pour la biodiversité et notre santé en général, c’est de se nourrir avec moins de viande et plus de fruits et légumes de saison, de sa région et labellisés (par ex. Bio, Demeter, Genève Terroir, Terre Avenir). Car même si on se soucie principalement de notre biodiversité suisse, il faut bien se rendre à l’évidence que la majorité de nos impacts sur la faune et la flore ont lieu en dehors de nos frontières lorsqu’on importe des aliments de l’étranger, produits dans des conditions souvent inconnues. Le consommateur peut faire sa part en payant un prix plus élevé pour une nourriture de qualité et avec moins de coûts cachés. Sur le long terme, tout le monde y gagne : les quelques francs payés en plus pour la bonne nourriture se transformeront en économies sur nos coûts de santé plus tard… Et c’est encore mieux si le consommateur accepte quelques taches sur ses fruits et légumes, car une proportion importante des traitements est appliquée uniquement pour améliorer l’apparence du produit (c’est en tout cas ce qui se dit, mais je cherche une étude qui le confirme ; j’invite donc les lecteurs à m’écrire s’ils connaissent une source probante !).

Il est 18h30. La maquilleuse se met au travail (merci au passage pour la conversation !) tandis que la coiffeuse jette un coup d’œil dans ma direction et en profite pour sortir prendre une pause anticipée. Nous passons au plateau de tournage pour une répétition de notre séquence. Plusieurs réglages techniques sont encore nécessaires (fonds d’image, timing, etc.). Darius est perfectionniste, méticuleux, concentré et exigeant envers son équipe.

« Bon, Darius », dis-je après notre répétition, « pas de gros mots comme ça pendant le direct, n’est-ce pas ? Ma famille et mes enfants nous écouteront sans doute… »

Le compte à rebours débute et l’ambiance devient sereine. Le direct est lancé, avec en primeur, une séquence sur les rapports IPBES :


Darius Rochebin présente le téléjournal de la RTS, le 26 mars 2018.

 

S’en suit l’entretien :


Ai-je l’air détendu et spontané ?

 

Tout le monde vous le dira, ces interviews passent trop vite. Et on regrette les détails oubliés (la Stratégie Biodiversité cantonale !).

La famille et les amis pouffent de rire pendant la séquence de l’alouette, car ils voient immédiatement que jamais je n’aurais réussi une telle identification sans le coup de pouce de Darius.

J’étais ravi que Darius rebondisse sur les vols d’avions. Seul détail gênant : je pars en Grèce dans 10 jours avec la famille au complet (des grands-parents jusqu’aux petits-enfants). Les SMS qui me charrient sur ce point ne tardent pas, avec des recommandations de porter une perruque ou bien une cagoule à l’aéroport pour passer incognito, étant donné le risque que je sois dénoncé comme « criminel »…

Je salue au passage les nombreux scientifiques qui ont contribué à ces rapports IPBES et qui ont permis de donner une visibilité accrue à un sujet qui deviendra de plus en plus important. Et je remercie Darius, car grâce à lui j’ai appris un nouveau chant d’oiseau de notre région, ce qui contribue déjà un peu plus à mon bien-être.

Martin Schlaepfer

Martin Schlaepfer

Martin Schlaepfer est biologiste de formation (écologie et évolution). Pendant dix ans il a fait de la recherche et enseigné dans les domaines de la conservation de la nature et du comportement animal. Il s’intéresse à l’intégration de la biodiversité et des services écosystémiques dans les Objectifs de développement durable. Il a notamment participé à la création du Massive Open Online Course "Ecosystem Services : A Tool for Sustainable Development" sur la plateforme Coursera.

www.unige.ch/envirospace/people/martin-schlaepfer

Partager cet article

Nous vous suggérons