Deux étés au Salève avec des vaches, des GPS et des ligneux

Les ligneux poussant dans les pâturages sont généralement perçus comme problématiques et subissent les méthodes de lutte énergivores visant leur limitation voire leur élimination : arrachage, traitements phytocides, coupes ou gyrobroyages. Ces deux dernières techniques sont contre-productives car elles favorisent les rejets de souche qui sont plus indurés, plus piquants et plus vigoureux (Guignier et al., 2006). Qui plus est, dans les "trous" ainsi créés, un déséquilibre du rapport massique carbone/azote favorise l’implantation d’espèces non désirées telles que l’Ortie dioïque (Urtica dioica) ou le Rumex à feuilles obtuses (Rumex obtusifolius). On se retrouve donc face à une voie sans issue : on veut éradiquer les ligneux, mais les techniques employées sont contre-productives voire nocives dans le cas du traitement chimique.

Projet

Depuis le printemps 2021, un projet d’étude des interactions entre le bétail bovin et la végétation ligneuse est conduit conjointement par le Syndicat Mixte du Salève (SMS) et la Haute École du Paysage, d’Ingénierie et d’Architecture de Genève (HEPIA) dans deux alpages français du Salève : Chenex et La Thuile.

Avec des étés aussi chauds et secs que celui de 2022, la ressource fourragère est fortement réduite ; cela est d’autant plus vrai que le sous-sol karstique du Salève favorise un drainage naturel. Les alpagistes sont contraints d’adapter leur gestion du troupeau à la nouvelle donne climatique. Avec l’aide de spécialistes, une invitation à reconsidérer les ligneux comme une ressource complémentaire plus qu’un problème a été proposée aux alpagistes volontaires, pour certains déjà sensibilisés.

Méthode

Deux volets ont été investigués puis mis en commun pour les analyses :

  • un volet végétal, avec une cartographie des ligneux et une mise à jour de la carte de végétation réalisée par d’autres collaborateurs du projet ;
  • un volet animal, avec la pose de 20 boucles GPS sur des bovins puis l’analyse des positions et des déplacements pendant les étés 2021 et 2022.

Après avoir mis à jour la carte de la végétation avec les ligneux relevés, les interactions entre les bovins et les ligneux ont été révélées grâce à deux méthodes.

La première consiste à compter le nombre de points GPS contenus dans chaque patch de structure, au moyen d’un indice de sélection d’habitat nommé "Ivlev Electivity Index" :

Pour une surface donnée, ri est la fraction de points enregistrés dans la structure de végétation i et pi est la fraction d’espace recouvert par la structure de végétation i. Cet indice varie de -1 à 1 ; sur un spectre allant de l’évitement total de la structure i (-1) à une forte sélection de la structure i (1) (Lechowicz, 1982 ; Putfarken et al., 2008).

La seconde consiste à modéliser des tracks à partir des points GPS pour les assigner à trois types de comportements (Edelhoff et al., 2016). Avec un intervalle d’enregistrement de position de 20 minutes, les seuils suivants peuvent être proposés :

  • <15m : repos, rumination, nettoyage (vitesse inférieure à 0,045 km/h) ;
  • 15-200m : broutage (vitesse comprise entre 0,045 et 0,6 km/h) ;
  • >200m : déplacement actif (vitesse supérieure à 0,6 km/h).

Résultats

La catégorisation en comportements selon la vitesse de déplacement a montré que pendant la nuit, les bovins ne se déplacent pas sur de longues distances mais qu’ils restent actifs presque autant qu’ils se reposent (cf. fig. 1).

Durant la fin de l’été chaud et sec de 2022, les ligneux arbustifs (bas) ont été privilégiés par les bovins aux ligneux arborés (hauts), montrant une utilisation portée sur la consommation plutôt que sur la recherche d’ombrage (cf. fig. 2). Vu autrement, lors des fortes chaleurs, les bovins ont préféré les secteurs dégagés et exposés au vent (plus frais, moins de mouches) à l’ombrage de la forêt.

Les milieux annexes (zones humides, pelouses maigres à Nard, pelouses sèches et ligneux arbustifs) ont été fortement utilisés comme reports en fin d’été (not. ressource alimentaire) lorsque la végétation des pâturages était sèche (cf. fig. 2).

Les bovins sont capables de prises alimentaires difficiles par imitation des individus déjà "éduqués" (Agreil, 2013 ; P. Mestelan, comm. pers., 4 octobre 2022). En abroutissant les aubépines, rosiers et autres, ils constituent un moyen de lutte efficace contre la progression des ligneux sur les alpages.

Conclusion et perspectives

Le suivi novateur mis en place avec les propriétaires des troupeaux et les alpagistes de Chenex et La Thuile a mis en lumière l’importance des ligneux en tant que ressource alimentaire pour le bétail. Ces derniers sont visités tout au long de l’estive, le jour et la nuit ; et ce indifféremment des secteurs. Ils l’ont été plus encore à la fin de l’été 2022 où ils ont joué le rôle capital de nourriture transitoire avant la repousse tardive de l’herbe début septembre. L’invitation à reconsidérer les ligneux a été entendue par les partenaires du projet, rassurés par le bon état sanitaire des bovins en fin de saison et convaincus de l’effet régulateur des bovins sur l’expansion des ligneux dans les pâturages.

Si les analyses géomatiques ont un réel intérêt pour mettre en image certains phénomènes, pour recouper plusieurs types d’information, ou pour créer des supports de diffusion de résultats, elles doivent absolument être croisées avec l’expérience des personnes de terrain. Qu’il s'agisse de techniciens agricoles, de paysans ou d’alpagistes, ils et elles sont de véritables sentinelles, témoins des effets des changements climatiques et sociaux sur les systèmes pastoraux montagnards.

Figures

Figure 1
Figure 1 : graphique de densité empilé des comportements du bétail selon l'heure de la journée. En rouge brique : le broutage ; en vert : le déplacement ; en violet : le repos.
Source : Léo Méroth (2023).


Figure 2
Figure 2 : boîtes à moustaches de la sélection des structures par le bétail en septembre 2021 et 2022.
Source : Léo Méroth (2023).


Références

Agreil C.C. (2013). "Façonner la diversité des ressources pastorales, un atout pour répondre aux besoins des animaux en orientant les dynamiques de végétation", in Pluvinage J. (dir.), (2014). Espaces pastoraux : espaces de productions agricoles, Association française de pastoralisme, pp. 45-59.

Edelhoff H., Signer J., Balkenhol N. (2016). "Path segmentation for beginners: An overview of current methods for detecting changes in animal movement patterns". Movement Ecology, 4(1), 21. doi.org/10.1186/s40462-016-0086-5

Guignier C., Agreil C.C., Mestelan P., Michel-Mazan V. (2006). Outil de diagnostic et de conseil. Gestion de pâturages présentant des risques d’embroussaillement. Massif des Bauges, secteur du plateau de la Leysse (Savoie). Changer de regard, comprendre le troupeau, adapter la gestion [Rapport]. https://hal.inrae.fr/hal-02824310/document

Lechowicz M. (1982). "Sampling characteristics of electivity indices". Oecologia, 52, 22-30. doi.org/10.1007/BF00349007

Mestelan P. (2022, 4 octobre). Comm. pers. avec P. Mestelan [Communication personnelle].

Putfarken D., Dengler J., Lehmann S., Härdtle W. (2008). "Site use of grazing cattle and sheep in a large-scale pasture landscape: A GPS/GIS assessment". Applied Animal Behaviour Science, 111(1), 54-67. doi.org/10.1016/j.applanim.2007.05.012

Léo Méroth

Léo Méroth

Ingénieur en gestion de la nature, Léo Méroth suit actuellement le Master en sciences de l'environnement à l'Université de Genève et travaille à l'HEPIA dans le groupe Écologie végétale appliquée. Il s'intéresse tout particulièrement aux agro-écosystèmes, ces ensembles complexes où se côtoient de nombreux acteurs aux intérêts parfois divergents. Ses disciplines de prédilection sont la botanique, la phytosociologie, la restauration des milieux, l'étude des mammifères terrestres ou encore la géomatique.

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