La fin ?

Rentrer chez soi à vélo à une heure de pointe dans le chaos motorisé de Genève est pour le moins déprimant, même les meilleurs jours. Alors que diriez-vous d’une semaine avec dans la presse mondiale des titres tels que ceux-ci : "La civilisation accélère l’extinction et dégrade le monde naturel à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité" (New York Times), "L’avenir de la vie sur Terre est en jeu. Nous vous exhortons à agir sans attendre" (Le Monde), "La société humaine est menacée de façon imminente par le déclin de la vie naturelle sur Terre" ou "Halte à la perte de biodiversité ou nous pourrions être confrontés à notre propre extinction, prévient l'ONU" (The Guardian), et encore "Meghan Markle et le prince Harry ont leur premier enfant : c'est un garçon" (Fox News).

Titres de la presse internationale après la publication du rapport de l'IPBES.

Cette semaine l’IPBES (www.ipbes.net) a publié un aperçu complet de l’état de la biodiversité sur la planète. Pas de surprise, c’est un sombre tableau. Les écosystèmes sont divisés par deux. La biomasse des mammifères a diminué de plus de 80%. Un million d'espèces sont menacées d'extinction. Un million ? Est-ce certain ? Je crois que c’est bien plus d'un million. Chacune de ces espèces vivant en liberté a des parasites spécialisés qui disparaissent en même temps que leur hôte (et les parasites sont d’une importance surprenante pour la stabilité de la nature). Chaque jour disparaissent des espèces dont nous ne savions même pas qu’elles existaient, car nous ne connaissons qu’une fraction de la vie sur Terre (rien que cette semaine, notre équipe a découvert une espèce inconnue de champignon chytride, le même groupe de champignons primitifs qui cause des ravages parmi les amphibiens à travers le monde). Or j'enseigne sur toutes ces questions : les faits, la fiction, les causes et les conséquences. Avec mes doctorants je travaille sur les mécanismes qui permettent la coexistence des espèces et la préservation de la biodiversité. Des questions telles que le rôle que joue la biodiversité dans la résilience des écosystèmes (lacustres) ; les signaux d’alerte précoces indiquant des points de basculement, comme le ralentissement des systèmes après une perturbation, que nous pourrions utiliser pour agir avant le déclenchement d’une transition critique.

Mais un jour comme celui-ci, cet enseignement et ces recherches paraissent futiles. Ce que vous voudriez vraiment faire, c'est crier : lisez ces gros titres ! L'avenir de la vie sur la planète est en jeu ! Ne devrait-ce pas être le plus gros titre de journal de tous les temps !? Qu'est-ce qui pourrait être plus important ? Nous vous exhortons à agir maintenant !? Évidemment ! Lorsque la société humaine sera menacée de façon imminente, nous agirons, bien sûr, mais le ferons-nous vraiment ? Aujourd’hui on nous demande de lutter contre la perte de biodiversité ; la dernière fois on nous avait demandé de lutter contre le changement climatique. J'ai observé quelques-unes des réactions suscitées par le rapport de l'IPBES. Le public semble en avoir assez des avertissements catastrophistes. Le climat, la biodiversité, la pollution : c'est trop. Fermons les yeux et faisons semblant de croire que ce n’est qu’un mauvais rêve ; c'est comme ça qu’on pourra s’en sortir. Peut-être qu'avoir deux plateformes séparées à l'ONU – une pour le changement climatique et une pour la biodiversité – n'est pas une si bonne idée. Est-ce que ces plateformes vont rivaliser pour attirer notre attention ? Qu’est-ce qui nous effraie le plus ? En fin de compte, nous n’avons qu’une seule planète et l’humanité ne peut pas disperser son attention sur plusieurs menaces. Mais celles-ci ne se manifestent pas isolément. Le changement climatique est un facteur de perte de biodiversité ; des écosystèmes avec une faible biodiversité aggraveront le changement climatique. Tout est lié.

Et nous, comment répondons-nous ? Je crains que nous ne continuions à vivre comme auparavant. Nous entendons le message, mais au fond, nous ne ressentons pas vraiment l’urgence de la situation – pour le moment. Les gens continuent à voter pour des présidents qui se moquent de la perte de biodiversité. Comment dire aux gens qu’ils doivent changer radicalement leur mode de vie afin que la planète soit préservée d’ici une cinquantaine d’années, quand on ne peut même pas dire à un jeune de 16 ans d'arrêter de fumer pour préserver sa propre vie d’ici cinquante ans ? Nos parcours évolutifs constituent un obstacle. Je crains aussi que Libération soit dans le vrai : il y a un grand écart entre les discours et les actes.

Pourtant, malgré tout cela, il ne faut pas être trop négatif. Malthus – le parrain du Club de Rome – prédisait dans son Essai sur le principe de population (1798) l'apparition de famines, de guerres et de maladies infectieuses provoquées par la surpopulation. Esther von Boserup, une économiste danoise du XXe siècle, répondant à cette vision pessimiste, a soutenu avec enthousiasme que plus de gens = plus de cerveaux = plus de solutions. Nous avons besoin de solutions. Yes we can ? Chaque jour nous prenons de petites décisions qui, une fois cumulées, peuvent faire la différence. Nous devrions également nous rassembler et réfléchir à des solutions à grande échelle. Comment nourrir l’humanité de manière durable quand la population mondiale aura atteint les 9 milliards de personnes ? Avec une forme d'agriculture comme la permaculture, qui est en harmonie avec la nature et valorise la biodiversité ? Avec une forme d'agriculture découplée de la nature, recourant aux dernières innovations technologiques, telles que les organismes génétiquement modifiés, le dessalement et l'énergie nucléaire, mais seulement sur une moitié de la planète ? Et est-ce que nous abandonnons l’autre moitié et la rendons à la nature, comme le propose le manifeste de l’écomodernisme ? Je ne sais pas. J’ai beaucoup plus de questions que de réponses. Mais "il est trop tard pour être pessimiste" (Yann Arthus-Bertand), il faut donc aller de l'avant, il n'y a pas d'autre choix.

Finalement, en tant que chercheur en écologie, est-ce que je crois que la vie elle-même est en danger ? Non, je ne le crois pas : la vie est résiliente. Certes, la vie l’a échappé belle à plusieurs reprises, surtout lors de l'extinction massive du Permien-Trias, la "Grande Mort". Mais la vie s’est glorieusement perpétuée. Est-ce une excuse pour laisser la période d'extinction actuelle se dérouler ? Bien sûr que non. Même si la vie pourra remonter la pente, qu'en sera-t-il de nous autres, les êtres humains ? Allons-nous survivre à nos agressions contre la nature ? Quand allons-nous vraiment apprécier tout ce que la nature nous apporte ? Alimentation, eau potable, sols fertiles, atténuation du changement climatique… La valeur économique de ces services écosystémiques équivaut largement au PIB mesuré en termes traditionnels. Nous ne pouvons pas survivre sans la nature, malgré toute notre brillante technologie. Alors oui, nous devons trouver en nous-mêmes la volonté d’agir, de transformer radicalement notre économie, de revoir notre utilisation des ressources et d’arrêter la production de déchets toxiques. Il faut apprendre de la nature, la nature ne connaît pas le gaspillage : ses processus sont circulaires, et non linéaires. Nous finirons par apprendre, si nous sommes dignes du nom de notre espèce, Homo sapiens, le singe sage.

[Cet article est aussi disponible en anglais.]

Bas Ibelings

Bastiaan Ibelings

Bas Ibelings is a microbial ecologist with 30 years of experience in aquatic research and consultancy, with an emphasis on cyanobacteria, microalgae and parasitic chytrid fungi. Presently he is Full Professor in microbial ecology at the University of Geneva. Whenever possible he integrates processes in ecology and evolution and his interests range from the evolutionary origin of new microbial species, through phytoplankton population genetics, and community assembly all the way up to the importance of phytoplankton diversity for lake ecosystem services.

www.unige.ch/forel/fr/ecologie-microbienne/equipe/ibelingsb

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