La flore du fromage dans tous ses états
Introduction
Nous sommes dans un supermarché, au rayon fromage. Les lumières crues dévoilent une multitude de petits emballages soigneusement alignés, aux formes et couleurs variées, qui attirent l’œil du consommateur friand de produits laitiers. Fromages frais ou affinés, au lait cru ou pasteurisé, enrichis en crème ou allégés, aromatisés ou non… une grande diversité de produits est offerte, qui reflète l’appétence des consommateurs pour les produits lactés. En moyenne, chaque habitant en Suisse consomme l’équivalent de 23kg de fromage par an : fromages frais surtout (comme la mozzarella), mais aussi fromages à pâte molle (comme la Tomme vaudoise), fromages à pâte mi-dure (comme la raclette), ou encore fromages à pâte pressée cuite (comme le Gruyère). Dans le canton de Genève, ce sont 190'000 tonnes de produits laitiers qui sont consommés par an, dont seulement 2% environ proviennent du canton lui-même. La petite poignée de producteurs de lait encore en activité livre son liquide blanc aux Laiteries réunies de Genève, qui se charge de le transformer en desserts, yoghourts, et fromages à pâte molle.
La Suisse a ceci de particulier, par rapport à ses voisins européens, que 55% de ses fromages sont produits au lait cru (en comparaison, la France en produit 10%). Cela signifie que plus de la moitié des laits qui arrivent dans la cuve de fabrication du fromager ont été exemptés d’un traitement thermique supérieur à 40°C et possèdent encore une flore microbienne vivante.
Les mots "écosystème microbien" ou "produit fermenté" viennent rarement à l’esprit quand on pense au fromage ; pourtant, c’est bien cette multitude d’artisans microscopiques qui vont jouer un rôle clé dans son affinage. En transformant le lactose en acide lactique, et les corps gras et protéines du lait en divers composés aromatiques et de texture, ils conféreront à chaque fromage un goût et un aspect particuliers. Quasiment stérile à sa sortie de la mamelle, le lait est principalement enrichi en micro-organismes au cours de la traite. Le canal du trayon, les tuyaux de la machine à traire, les particules en suspension dans l’air ou encore les parois des bidons sont autant de sources d’une flore dite "native" du lait ; jusqu’à 400 espèces de bactéries, levures et moisissures ont ainsi pu être dénombrées dans le lait cru. Depuis le premier traité systématique qui leur a été dédié en 1887 par Émile Duclaux, disciple de Pasteur (Fig. 1), la connaissance des micro-organismes du fromage s’est largement développée, en lien très étroit avec l’industrie laitière.
Fig. 1 : Duclaux, Le lait (1887). Issue de Gallica.bnf.fr
Je vous propose ici de nous intéresser à cette biodiversité, ou flore, microbienne. Non pas d’un point de vue biologique – qui sont ces micro-organismes, et que font-ils ? - mais d’un point de vue historique : qui a défini cette biodiversité, qui l’a conservée, l’a promue, ou encore combattue ? Il s’agit donc de placer l’activité scientifique dans son contexte social, pour en comprendre les développements et les cadrages. La connaissance du vivant cultivé n’est en effet pas seulement l’apanage des scientifiques : c’est également celle des praticiens fromagers, des conseillers techniques, ou encore des industriels. Chacun de ces acteurs embarque avec lui une vision et un rapport particulier au vivant, et ils jouent tous un rôle lorsqu’il s’agit de prendre des décisions de recherche ou de conservation. Je présenterai quatre grandes approches qui ont prévalu, et les conséquences qu’elles ont pu avoir sur les choix de conservation qui ont été faits dans le passé : la flore comme frein à la modernisation, la flore comme patrimoine, la flore comme outil du fromager ou enfin la flore comme facteur de spécificité.
La flore du lait, frein à la modernisation
Sans développer toute l’histoire de l’industrialisation laitière, il est important de comprendre comment s’est développée, au début du XXe siècle, la recherche sur les microorganismes laitiers. Je prendrai l’exemple de la France, bien documenté. L’installation du laboratoire d’Émile Duclaux dans sa région d’origine, le Cantal, se fait à une époque où les enjeux économiques sont de taille pour les filières fromagères, aux prises avec une concurrence étrangère exacerbée. L’enjeu est alors de mieux contrôler la production des fromages, ainsi que la qualité des produits obtenus : "Ce sont surtout les ferments de la caséine que nous devons étudier, parce qu’ils jouent le rôle principal dans la maturation régulière des fromages ou les viciations de goût dont ces produits sont fréquemment atteints", écrit ainsi Duclaux en 1887. Divers laboratoires, dont l’Institut Pasteur, commencent rapidement à commercialiser des souches sélectionnées de ferments lactiques pour ensemencer le lait. Cette pratique remplace peu à peu les techniques traditionnelles de maturation : lactofermentation, technique du pied de cuve, du lactosérum, ou encore recuite (ces différentes techniques sont présentées dans l’encadré).
Techniques traditionnelles d’ensemencement (d’après Foilleret 2018) :
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Lactofermentation |
Traite à la main et maturation du lait dans un récipient désinfecté pendant 48h à 22°C. |
Pied-de-cuve |
Le lait de la traite du soir est mis à maturer à température ambiante et mélangé à la traite du lendemain matin. |
Lactosérum |
Le liquide issu du caillage du lait (lactosérum) est utilisé pour ensemencer la fabrication suivante. |
Recuite |
Ébullition du lactosérum puis étuvage à 45°C pendant 8 ou 9h. |
L’usage de la pasteurisation se répand, et l’entre-deux-guerres voit se développer une nouvelle conception de la qualité des produits laitiers (Delfosse 2007) : ceux-ci doivent être réguliers, maîtrisés, être sans risque pour la santé et avoir un goût peu prononcé, afin d’étendre les marchés à de nouveaux consommateurs. Dans ce cadrage initial, les ferments sont donc des outils au service de la modernisation de la fromagerie, qui permettent de s’affranchir de modes de production hasardeux. La flore native du lait est perçue comme un frein à ce projet de modernisation : elle empêche une conservation optimale du lait, ne permet pas de contrôler la production et est potentiellement source de bactéries pathogènes ; tout au plus peut-elle, dans le meilleur des cas, constituer un réservoir pour l’élaboration de ferments sélectionnés. Les catalogues de ferments se développent (Fig. 2), mis en place par des professionnels qui possèdent les savoirs de la mise en culture et de la reproduction de souches.
Fig. 2 : publicité pour ferments (1926). Beau et Bourgain, L’industrie fromagère. Issue de Gallica.bnf.fr
À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) joue un rôle important dans cette entreprise de modernisation de la fromagerie. Entre les années 1960 et 1990, "la pasteurisation [devient] dominante. Elle s’accompagne des ferments sélectionnés et favorise la mécanisation" ; les productions fermières ne représentent plus que 10% du fromage produit au début des années 60 (Delfosse 2007). Les collaborations entre institutions publiques de recherche et industriels laitiers conduisent à la création de nombreuses collections de souches disparates, aux modalités d’accès variées. Les pratiques de lactofermentation, du pied-de-cuve, du lactosérum ou de la recuite persistent néanmoins chez les fromagers fermiers, en particulier ceux qui défendent des modes de fabrication traditionnels via des labels, comme les Appellations d’origine protégée (AOP).
La flore comme patrimoine
Plus proche des questionnements des fromagers, l’Institut technique du Gruyère, créé à la fin des années 1960 par les professionnels du Beaufort, Gruyère et Emmental pour améliorer la qualité de leurs produits, participe également de cette modernisation. À la fin des années 1970, le Comité scientifique de l’Institut technique du Gruyère s’alarme : "un chercheur anglais a profité d’un déplacement en Franche-Comté pour faire des prélèvements de lait parce qu’il considérait qu’il n’y avait plus que 5 ou 6 souches de Streptococcus lactis et Str. cremoris utilisées dans sa région à cause des progrès d’hygiène et de mécanisation", stipule son compte-rendu de février 1979. Cette constatation d’un appauvrissement drastique des flores fromagères pousse l’Institut à faire des collectes de souches dans les fromageries fabriquant des produits "traditionnels". La flore native du lait est alors vue comme un patrimoine qu’il s’agit de conserver, au même titre que les productions traditionnelles. Cette vision s’inscrit dans un mouvement plus large de définition de la nature comme patrimoine, patrimoine menacé par une trop grande exploitation par l’Homme. Dans la Stratégie mondiale de la conservation, publiée en 1980 par l’UICN avec le concours du Programme des Nations unies pour l’environnement, du WWF, de l’UNESCO et de la FAO, la préservation de "la diversité génétique des animaux, plantes et micro-organismes" est présentée comme un objectif important, en particulier parce que d’elle dépendent "le progrès scientifique et technique, et l’avenir de nombreuses industries utilisant les ressources vivantes". Les collectes seront réalisées en se basant sur l’expertise des scientifiques de l’INRA : "L’objectif serait qu’ainsi une vaingtaine [sic] de souches puissent être isolées et conservées sous forme lyophilisée, chaque année", précise le même compte-rendu. Des pratiques de conservation in situ, comme l’usage de matériel en bois et lavé à l’eau claire, sont également recommandées dans le rapport de l’Institut technique du Gruyère.
La flore comme outil du fromager
Avec l’appauvrissement de la flore bactérienne du lait, ce sont également des problèmes de fabrication qui apparaissent : les productions fermières deviennent difficiles sans ajout de ferments. "Toutes les fermes possèdent une machine à traire […] Un nettoyage strict, avec un produit détergent, est nécessaire, qui, malheureusement, détruit une partie de la flore naturelle. C’est pour cela que, maintenant, nous réensemençons le lait avec des ferments lactiques [pour faire du reblochon]", peut-on lire en 1987 dans la Revue annuelle des amis du Val de Thônes. La disparition de la flore bactérienne remet en question le savoir-faire des fromagers et leur autonomie. L’ajout de ferments est vécu par les producteurs fermiers comme un échec : c’est un pis-aller qui permet de faire face à une perte de savoir-faire. Ceci est particulièrement visible lors des démonstrations publiques de fabrication, qui, si elles mentionnent l’usage de la présure utilisée pour faire cailler le lait, ne mentionnent pas celui des ferments (Faure 2000). Dans ce cadrage, la flore est un outil du fromager, condition de son autonomie et de son savoir-faire. En bannissant le matériel en bois et en prévoyant des cycles de lavage très astreignants, la mise aux normes sanitaires des fromageries par le règlement européen de 1992 achève de rendre l’usage de ferments quasiment obligatoire pour un grand nombre de fromagers fermiers.
La flore comme source de spécificité
La reconnaissance de la flore comme patrimoine participe également d’un mouvement général de reconnaissance de la qualité des productions traditionnelles, à rebours des considérations modernistes qui prévalaient jusque-là. On voit notamment la naissance du mouvement Slow Food en Italie en 1985, qui prône la valorisation des gastronomies locales et traditionnelles et qui aura par la suite des ramifications internationales. La fin des années 1980 est marquée par la naissance d’un intérêt des institutions de recherche pour mettre en évidence le lien entre origine géographique du produit et qualité : c’est le début de recherches à l’INRA sur les spécificités des produits agricoles, en lien avec leur origine. Dans ce cadrage, la flore est vue comme un ingrédient du terroir, support de la spécificité du produit, au même titre que la race des vaches ou leurs pâturages. Propre à chaque ferme, elle en serait la signature. En 1987, l’Institut technique du Gruyère plaide pour "la constitution d’une collection régionale de bactéries lactiques, issues des levains traditionnels [comme] moyen de proposer des ferments assurant la préservation de la spécificité des produits régionaux". Certaines AOP se lancent alors dans un vaste programme de recherche et développement, afin de mettre au point leurs propres ferments à partir de ces flores collectées. D’autres expérimentations visent au contraire à mettre au point des pratiques favorisant les flores sur la ferme, sans avoir à faire intervenir d’apport extérieur de micro-organismes, comme par exemple le lavage des pis à l’eau et la paille de bois plutôt qu’avec un produit détergent.
Conclusion
Frein à la modernisation, patrimoine à protéger, condition de l’autonomie du fromager ou encore source de spécificité : différentes conceptions de la flore du lait coexistent aujourd'hui, fruits de l’interaction de scientifiques, techniciens, fromagers, dans des contextes économiques et sociaux variés. Chacune de ces conceptions s’est incarnée dans des choix qui ont eu des conséquences sur les flores elles-mêmes : éradication, mise en collection, promotion de souches particulières, ou encore tentatives de préservation in situ.
Répertoriées pour la première fois au début des années 1990, les diverses collections publiques qui ont été créées au cours du temps ont ceci de particulier qu’elles reflètent toutes l’approche analytique, issue de la bactériologie médicale, qui a prévalu depuis le début de l’étude de ces organismes en France : isoler des souches, les analyser, puis les réassembler si besoin. Une approche différente a été privilégiée en Suisse : l’Agroscope, institut en charge de la recherche agronomique, a en effet mis l’accent sur la préservation des mélanges initiaux plutôt que sur celle de ses composantes individuelles, qui ne sont pas toujours définies au niveau de la souche. Deux institutions scientifiques, mais deux façons différentes de construire le patrimoine : même au sein d’institutions comparables, les conceptions peuvent diverger.
Aujourd’hui, l’émergence dans les médias d’un discours sur l’importance du microbiote humain et les effets de l’alimentation sur sa composition conduit à un nouveau cadrage, qui conçoit le microbiote du fromage comme un ingrédient bénéfique à notre santé. Ce cadrage peut paraître inédit dans un environnement où les fromages pasteurisés sont devenus la norme. Cependant, après ce rapide survol des grandes conceptions de la flore qui ont prévalu depuis un siècle, il semble clair qu’il s’inscrit dans des courants d’opposition post-pasteuriens rendus particulièrement visibles depuis les années 1970.
Sources
Delfosse, Claire. 2007. La France fromagère (1850-1990). Mondes ruraux contemporains. Paris : Boutique de l’histoire.
Faure, Muriel. 2000. "Du produit agricole à l’objet culturel. Les processus de patrimonialisation des productions fromagères dans les Alpes du Nord." http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2000/faure_m
Foilleret, Christian. 2018. "Des ferments sauvages pour ensemencer son fromage", formation ADDEAR de l'Ain, 28-29 novembre 2018, Hauteville-Lompnes.
Élise Tancoigne
Élise Tancoigne est post-doctorante au sein du projet Rethinking Science and Public Participation coordonné par le professeur Bruno Strasser et financé par le Fonds national suisse (2016-2020). Biologiste de formation, elle s’est tournée vers les sciences sociales, et plus particulièrement la sociologie et l’histoire des sciences, après sa thèse soutenue au Muséum d’histoire naturelle de Paris en 2011. Elle s’intéresse notamment à la façon dont les savoirs scientifiques et techniques ont modifié les pratiques fromagères fermières.